Kiev est le berceau de la Russie, comme le Kosovo est celui de
la Serbie, Soissons, où fut couronné Pépin le Bref, celui de la
France, rappelle Gabriel Matzneff.
Ce fut de Kiev que le prince Vladimir de
Russie - le futur saint Vladimir - envoya ses ambassadeurs à
Constantinople, voyage déterminant qui eut pour conséquence le
baptême du païen peuple russe. Ce fut de Kiev que la princesse Anne
de Russie partit pour Reims, où elle épousa
le roi Henri Ier de France. Kiev est le berceau de la Russie, comme
le Kosovo est celui de la Serbie, Soissons, où fut couronné
Pépin le Bref et dont Clovis fit sa première capitale, celui de la
France.
L'Ukraine est aujourd'hui indépendante, le Kosovo l'est
également, et il faudra que je vérifie si, à Soissons, à
l'occasion des prochaines élections municipales, n'existe pas un
candidat à la mairie qui prône l'indépendance du Soissonnais.
Vladimir le Grand, Clovis, ce sont de vieilles histoires qui
n'intéressent personne, me dira-t-on, et lorsque j'observe dans la
presse écrite ou parlée l'incroyable inculture historique des
commentateurs de la vie politique européenne, je crois volontiers à
la véracité de cette assertion.
Je suis un homme heureux, un écrivain heureux. Il n'y a que dans
le domaine politique que je souffre d'un véritable désespoir. Une
sorte de tristesse civique. Qu'il s'agisse de la Terre sainte, de
l'Irak, de l'Afghanistan, de la Serbie, de la Libye, de la Syrie, de
la Géorgie, de l'Ukraine (pour ne prendre que des exemples récents,
ne pas remonter à Mathusalem), j'ai le sentiment de défendre des
causes que, parmi mes compatriotes, personne ne défend ; d'écrire
et de penser exactement le contraire de ce qu'écrivent et pensent
les autres ; d'être encore et toujours à contre-courant. Un
chevalier des causes perdues, inutile et scandaleux.
Désespoir civique
Un désespoir civique, une souffrance morale. Ces jours derniers,
passant boulevard Saint-Germain devant les kiosques à journaux, je
baissais les yeux pour ne pas lire les titres qui me révulsaient,
ces cinq colonnes à la une opposant les Ukrainiens pro-européens
aux Ukrainiens pro-russes, célébrant la "victoire de l'Europe
contre la Russie".
En ce moment, je ne puis ni lire les journaux, ni écouter la
radio, ni regarder la télévision, car cette formule indécente,
ignoble, est partout ; elle est l'unique son de cloche que font
entendre nos médias. J'ignore si les événements ukrainiens de ces
derniers jours sont une défaite pour la Russie. Ce dont, en
revanche, je suis certain est qu'ils ne sont pas une victoire pour
l'Europe. Si victoire il y a, c'est celle des États-Unis qui ont
injecté des millions de dollars pour arriver à ce résultat, et je
suis prêt à parier que si un jour l'Ukraine intègre l'Union
européenne elle demandera aussitôt à faire partie de l'Otan, cet
instrument de l'impérialisme américain sur notre vieux continent.
Les amis de Mme Timochenko, que l'aveugle presse française baptise
"pro-européens", se fichent de l'Europe comme d'une
guigne. Ce qu'ils veulent, c'est l'argent américain, le style de vie
américain, les lance-missiles américains.
Que les États-Unis se battent avec cynisme pour ce qu'à tort ou
à raison ils considèrent être la défense de leurs intérêts,
c'est déplaisant, mais naturel. En revanche, cette Union européenne
de Bruxelles disciplinée servante des intérêts américains, cette
France qui, après avoir trahi l'amitié franco-serbe, trahit
l'amitié franco-russe, pourtant si nécessaire à l'équilibre
européen, quelle pitoyable dégringolade ! Quelle erreur !
"Nous autres, bon Européens"
Opposer l'Europe à la Russie, que des raclures d'encrier incultes
le fassent, passe encore, mais des lettrés, des philosophes, c'est
dramatique. Certes, la Russie n'appartient pas à l'Union européenne
qui siège à Bruxelles, mais elle appartient à l'Europe de Dante et
de Tolstoï, de Voltaire et de Dostoïevski, de Thomas Mann et de
Berdiaev, de Ronsard et d'Akhmatova, c'est-à-dire à la seule Europe
qui importe à "nous autres, bons Européens" (Nietzsche),
l'unique Europe dont nous nous sentions les héritiers et qui ait sa
place dans nos coeurs.
Il y a une belle page d'Unamuno où il montre que la Russie et
l'Espagne se ressemblent extraordinairement, l'une européenne et
asiatique, l'autre européenne et africaine. Cette richesse
supplémentaire, exotique, n'empêche pas l'Espagne et la Russie
d'être de grandes et vieilles nations européennes. De même que
l'Église d'Orient et l'Église d'Occident sont, selon la célèbre
formule, les deux poumons du christianisme, de même la Russie et
l'Europe de l'Ouest sont les deux faces d'une médaille unique.
Aussi, la manière dont l'Élysée et le Quai d'Orsay traitent les
Russes comme s'il s'agissait d'un peuple ennemi, et prennent
systématiquement le parti de Washington contre celui de Moscou, est
honteuse, comme est honteuse la façon dont les professionnels de la
défense des droits de l'homme feignent d'oublier que la Russie a
subi un régime dictatorial qui, pendant soixante-dix ans, s'est
férocement appliqué à détruire ses racines spirituelles, à le
lobotomiser ; qu'après les souffrances que le peuple russe a subies,
il a plus que jamais besoin de l'amitié et du soutien de ses alliés
traditionnels, au premier rang desquels figure la France.
Nausée
Le pouvoir soviétique tenta de décerveler la Russie par la
terreur, la persécution, les camps de la mort, les asiles de fous,
l'éradication de toutes les familles artistiques, intellectuelles.
Durant soixante-dix ans, les marxistes-léninistes furent les seuls
qui eurent, en Russie, le droit de s'exprimer. Vous rendez-vous
compte ? Soixante-dix ans ! Au siècle dernier, en Allemagne aussi,
un régime réprima sauvagement les libertés publiques, seuls les
nazis avaient droit à la parole, mais du moins ledit régime ne
dura-t-il que dix ans. Aujourd'hui, la Russie ressuscite lentement,
elle réapprend la liberté, les croyants et les athées sont les uns
et les autres présents dans la presse écrite et parlée, les salles
de conférences, les maisons d'édition, les librairies. Aujourd'hui,
les Russes s'expriment, ils voyagent, et il faut être un imbécile,
ou un aveugle, ou d'une extraordinaire mauvaise foi pour nier qu'en
comparaison de celle de Brejnev la Russie de Poutine est un paradis
démocratique. Pour ma part, sans hésiter, je penche pour la
mauvaise foi.
J'en veux pour preuve l'émotion que suscite la loi russe sur
l'interdiction de louanger l'homosexualité en présence de mineurs.
Tout esprit libre juge une pareille loi ridicule, voire déplorable,
mais quand je compare le ramdam qu'elle suscite dans notre
intelligentsia à l'indifférence et au silence avec lesquels
celle-ci accueillit, lorsque Brejnev était au pouvoir, l'internement
en 1971 dans un asile de fous de mon ami le peintre Yuri Titov, dont
le seul crime était de peindre des églises en flammes, des christs
en croix, et, en 1972, la mort en camp de concentration du jeune
poète Youri Galanskov, il y a là un deux poids-deux mesures qui
donne la nausée.
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