En Ukraine, la situation est toujours incertaine à
la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie. L’Edito a eu
la chance de pouvoir s’entretenir avec une ukrainienne engagée.
Olga Gerasymenko, présidente de l’association française
Perspectives
Ukrainiennes a en effet accepté de répondre à nos
questions et de nous livrer ses ressentis sur la situation
actuelle. Entretien.
• Qui étaient vraiment les manifestants de la place Maïdan ?
Votre question est très vaste. Je pense que les
manifestants de Maïdan Nezalejnosti (place de
l’Indépendance) sont des Ukrainiens comme les autres. Peut-être
juste un peu plus courageux, idéalistes, désespérément amoureux
de leur pays qui est pour eux comme le prolongement de leurs
familles. Je les aime beaucoup, j’ai confiance en eux.
Si vous faites allusion à l’extrême droite dont
on a tellement parlé en France, alors la grande majorité des
manifestants ne font partie d’aucun mouvement politique ni
idéologique. Ce sont de simples gens comme vous et moi.
Quand vous regardez les intentions de votes pour les
deux candidats d’extrême droite aux élections au poste de
Président d’Ukraine qui auront lieu le 25 mai prochain, alors les
deux ensemble ne prendront pas plus de 3.5% de voix. C’est bien
inférieur au soutien dont dispose l’extrême droite en France.
• Ces derniers temps, la situation en Ukraine a été très tendue, notamment après le rattachement de la Crimée à la Russie. Comment avez-vous vécu cela ? Avez-vous senti ces tensions ?
L’annexion de la Crimée par la Russie est une
question très douloureuse pour moi. Même si je n’ai pas de liens
directs avec la péninsule, je me sens désormais amputée d’une
partie de mon pays, de mes souvenirs, de mes droits.
Notre association a été contactée par des
Ukrainiens originaires de Crimée, très inquiets pour leurs proches
qui sont restés là-bas et pour leur propre devenir. La question
d’une aide humanitaire a même été soulevée – en effet, la
presqu’île n’a pas de ressources en eau potable, et est
dépendante de l’Ukraine en électricité et pour d’autres
ressources. Le système bancaire y a été coupé également, les
gens ne reçoivent plus ni leurs retraites, ni subventions, ni
payements.
Nous sommes tous très inquiets particulièrement
pour les Tatares de Crimée, ce peuple autochtone déporté par
Staline et qui n’avait obtenu le droit de retour en Crimée qu’à
la chute de l’URSS. Toutes les blessures admises par Moscou n’ont
pas encore eu le temps de se cicatriser, donc cette nouvelle
agression doit les affecter profondément.
On ressent les tensions au sein de la société
ukrainienne puisqu’elle n’a plus droit à l’erreur – on ne
veut pas vivre la répétition de la post Révolution Orange. D’où
le manque de confiance envers les politiques et l’application de la
société civile dans la construction de l’Etat. Sinon, mis à part
un manque de crédit vis-à-vis des classes politiques, le peuple
ukrainien reste serein et sûr de ses propres forces, de son bon
sens, de son droit de vivre dans une société juste et dans un Etat
de droit.
• Quel est votre sentiment vis-à-vis de la Russie ?
Je n’ai pas de ressenti particulier vis-à-vis de
la Russie, j’ai d’ailleurs de la famille là-bas. J’ai plutôt
des questions pour le Kremlin et Vladimir Poutine. Dans quel état
d’esprit faut-il être pour couper la branche sur laquelle on est
assis ? Violer le droit international vis-à-vis de son voisin
le plus proche risque non seulement déstabiliser la situation dans
d’autres parties du monde, mais également créer des problèmes
pour la Russie elle-même…. Qui sait – peut être que demain la
Chine voudra venir « au secours » des populations
ethniques chinoises qui peuplent l’extrême Orient russe ?
Poutine a montré un manque de vision à moyen –long terme. C’est
dangereux pour un dirigeant d’un pays aussi vaste et aussi
important.
Si, finalement j’ai un avis vis-à-vis des cousins
russes – si vous soutenez Poutine dans sa folie, c’est vous qui
êtes responsables de l’agression de l’Ukraine.
• Que pensez-vous de l’annexion de la Crimée ? Pensez-vous que Poutine a véritablement écouté le peuple ?
Poutine a joué la carte qui était dans sa manche
depuis longtemps. On voit qu’il n’est pas dans l’improvisation.
Poutine qui écoute un peuple quelconque ? Mais c’est du
jamais vu.
• D’après vous, la Crimée doit-elle revenir à l’Ukraine ? Si oui, comment ?
Dans la législation ukrainienne les territoires et
les peuples ont le droit à l’autodétermination par un référendum,
mais c’est une procédure strictement encadrée par la Constitution
ukrainienne. Donc, théoriquement le référendum pour l’autonomie
élargie ou l’indépendance de la Crimée aurait pu avoir lieu.
Mais pas tel qu’il a été décidé par le Kremlin. Je connais mal
la législation russe en matière de droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes, mais on a vu à quoi a mené l’aspiration de la
Tchétchénie à l’indépendance. Je pense que les Criméens qui
ont joué au jeu du Kremlin n’ont pas encore mesuré toute la
gravité de la situation dans laquelle ils se retrouvent à présent.
Après la première euphorie, ils vont vite revenir à la
réalité.
Hélas, j’ai peur que la Crimée ne devienne de
nouveau ukrainienne qu’en cas de désagrégation de la Russie. La
disparition de la Russie en tant qu’un Etat ce n’est pas quelque
chose qui est souhaitée par les ukrainiens, puisque cela
signifierait une déstabilisation de la région…. mais vu le virage
que la politique extérieure de Poutine a pris, il a fragilisé son
pays et le scénario de décomposition de l’Etat russe est devenu
bien plus probable qu’on ne pouvait l’imaginer il y a encore
quelques mois.
• Comment l’action de Poutine est-elle ressentie en Ukraine ? Pensez-vous qu’il risque de vouloir envoyer ses troupes plus loin dans le pays ?
En Ukraine on ressent l’action de Poutine comme
une agression gratuite. Vu l’humiliation que l’armée ukrainienne
a dû subir sur ses bases en Crimée de la part des mercenaires et
militaires russes, le peuple s’est soudé autour d’elle. Les gens
envoient des dons pour cofinancer l’armée ukrainienne. Toutes ces
dernières années, les ukrainiens se sentaient suffisamment en
sécurité et ne comprenaient pas l’utilité de l’armée (on
était censés être protégés par les garanties des Etats
signataires du Mémorandum de Budapest, dont la France !), en
conséquence les jeunes gens ont toujours cherché à éviter d’être
appelés (avant que l’armée ne devienne professionnelle –
normalement à l’horizon 2017). Or aujourd’hui les jeunes et les
moins jeunes viennent d’eux-mêmes s’inscrire à l’armée pour
défendre le territoire de l’Ukraine.
Depuis ces quelques semaines, on nous a fait
comprendre à l’Occident que l’annexion de la Crimée pourrait
encore passer auprès de la communauté internationale (malgré le
vote à l’ONU par 100 membres en faveur de la condamnation de
l’annexion de la Crimée, ce vote est consultatif et non
obligatoire pour obliger la Russie à rendre le territoire annexé),
mais que l’avancement ailleurs sur le territoire ukrainien serait
un erreur fatal pour Poutine.
Moi, comme la majorité d’ukrainiens, je ne peux
pas accepter cette donne. La Crimée est ukrainienne, malgré les
éléments de langage qu’on faisait apprendre à l’école
soviétique par cœur ( sic : « Sébastopol la
ville de la gloire russe »…. Or Sébastopol est plutôt
la ville de la honte russe– où on a fait tuer un grand nombre de
braves gens au nom des ambitions impériales de la Russie complexée
et vu l’actualité ce n’est pas prêt de cesser). En effet, la
Crimée ne faisait partie de la République socialiste soviétique
fédérative russe qu’entre 1946 et 1954, précédemment soit elle
faisait partie de l’empire russe (mais comme l’Ukraine, la
Pologne, la Finlande dans différentes périodes de leurs histoires),
soit c’était une république soviétique (avant la deuxième
guerre mondiale)…
Poutine risque vouloir beaucoup de choses, mais
pourrait-il c’est une autre question. L’armée russe a des
contraintes logistiques, matériels, etc.
• Pensez-vous que l’Europe, et le reste du monde n’ont pas assez réagi à la suite de l’annexion de la Crimée ?
Oui. On peut essayer de comprendre le monde
occidental – pourquoi énerver davantage un ours affamé ?
C’est aussi la faute de l’Ukraine, qui depuis 23 ans
d’indépendance n’a pas su assez se faire reconnaitre, les
occidentaux, les citoyens lambda, ont presque découvert l’Ukraine
depuis fin 2013. Et en raison des efforts titanesques de la
propagande russe l’image de l’Ukraine qui passe à l’Occident
est encore déformée. Ainsi, j’ai eu l’impression que pour de
simples européens, découvrir que la Crimée est ukrainienne est
devenue une désagréable surprise « que veulent-ils ces
ukrainiens, Yalta c’est la Russie, non ? ».
Bref, la Crimée est devenue une sorte de Fukushima
ukrainienne : on a prévu des scénarios catastrophes, mais pas
cela – un couteau dans le dos de la part du voisin le plus proche.
• Avez-vous peur pour votre avenir ou au contraire êtes-vous confiante ?
Si Poutine lâche l’Ukraine, je serai confiante en
l’avenir de mon pays. Nous avons survécu au pire – les
manifestants paisibles fusillés par les autorités. Qu’y a-t-il de
pire dans un pays ? La guerre civile je n’y crois pas. Toutes
les perturbations en Ukraine viennent de l’extérieur. Suivez mon
regard.
Yoann Faure.
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