Réponse au paragraphe 3 de l'article d'Alain de Benoist consacré à la crise en Ukraine
ADB
écrit que la presse occidentale a menti car elle a « généralement
présenté cette opposition comme « pro-européenne ».
Pourtant, je me suis beaucoup intéressé à cette crise, j'ai lu
beaucoup de journaux de sensibilité différente, et je n'ai pas vu
un seul journal qui ait occulté l'hétérogénéité de l'opposition
à Yanoukovitch. Je ne sais pas de quelle presse parle ADB ; j'aurais
bien aimé avoir quelques exemples. Peu importe.
ADB
résume donc l'opposition à deux tendances opposées :
- « ceux qui veulent effectivement se lier étroitement à l’Occident et rêvent d’intégrer l’OTAN sous parapluie américain ». Moi, j'ai vu flotter des drapeaux de l'UE, et si des manifestants ont hissé ce drapeau, c'est pour une seule chose : pour la liberté. Je ne pense pas qu'ils sachent précisément ce qu'est l'UE. Je suis persuadé que le moteur de la révolution était cette soif de liberté. Ceci, ADB ne l'a pas compris ; il pense que tout ce qui s'est passé est un coup fomenté par les américains. Quant à croire que des manifestants ont chassé Yanoukovitch parce qu'ils rêvaient d'intégrer l'OTAN, là, on est dans le fantasme le plus absolu.
- « ceux qui aspirent à une « Ukraine ukrainienne » indépendante de Moscou comme de Washington ou de Bruxelles. »
ADB
poursuit en écrivant que « le seul point commun de ces deux
tendances est leur allergie totale à la Russie ». Moi je
maintiens que le premier des points communs entre ces deux tendances
est (était) l'aspiration à la liberté, le rejet des régimes corrompus et
autocratiques, bien davantage que l'allergie à la Russie. Mais
depuis les agissements russes, il est certain que ce n'est pas de
l'allergie mais une profonde haine que doivent ressentir les
ukrainiens à l'égard de la Russie. Et je les comprends. Ce qui est
certain, c'est qu'un potentiel candidat pro-russe n'a plus aucune
chance d'être démocratiquement élu à l'élection du mois
prochain. Poutine le sait, et je pense qu'il fera son possible pour
s'accaparer les territoires de l'est, malgré ce qu'il a dit (mais
tout le monde sait bien qu'il ment au moins aussi bien que l'OTAN).
Pour
ce qui est des « ultra-nationalistes » (Le secteur de
droite, et Svoboda), décrits comme des nazis sanguinaires par la
propagande russe qui use et abuse de la reducto ad hitlerum, je
ne les connais pas plus qu'ADB. Je sais simplement qu'à Maïdan, ils
lutaient aux côtés de juifs contre le pouvoir de Yanoukovitch
(étrange pour de virulents antisémites) et je sais qu'ils ne rêvent
ni d'appartenir à l'UE, ni d'être sous influence américaine, ni
d'être sous influence russe, mais veulent une Ukraine indépendante
et libre.
ADB
conclut cette partie en évoquant la possibilité que l'effet
principal de la révolution puisse être de remplacer le « grand
frère russe » par le « Big Brother » américain.
Là, en effet, je crois que l'on se dirige droit vers une Ukraine
sous influence américaine, peut-être avec quelques zones qui seront
rattachées à la Russie. Non pas uniquement à cause de la
révolution, mais aussi et surtout à cause de la faiblesse de
l'Europe (ce qui laisse le champ libre à l'Amérique) et à cause de
la nocence russe (ce qui pousse le pays agressé à se tourner vers
la seule puissance capable de s'opposer à l'agresseur).
Pierre Aron
(passer directement à la partie 2 pour connaître l'histoire de l'Ukraine depuis la Révolution Orange)
L'article
d'ADB :
1 L’affaire ukrainienne est une
affaire complexe et aussi une affaire grave (à une autre époque et
en d’autres circonstances, elle aurait très bien pu donner lieu à
une guerre régionale, voire mondiale). Sa complexité résulte du
fait que les données dont on dispose peuvent amener à porter sur
elle des jugements contradictoires. En pareille circonstance, il faut
donc déterminer ce qui est essentiel et ce qui est secondaire. Ce
qui est essentiel pour moi est le rapport de forces existant à
l’échelle mondiale entre les partisans d’un monde multipolaire,
dont je fais partie, et ceux qui souhaitent ou acceptent un monde
unipolaire soumis à l’idéologie dominante que représente le
capitalisme libéral. Dans une telle perspective, tout ce qui
contribue à diminuer l’emprise américano-occidentale sur le monde
est une bonne chose, tout ce qui tend à l’augmenter en est une
mauvaise.
L’Europe ayant aujourd’hui abandonné toute volonté de puissance et d’indépendance, c’est de toute évidence la Russie qui constitue désormais la principale puissance alternative à l’hégémonisme américain, sinon à l’idéologie dominante dont l’Occident libéral est le principal vecteur. L’ « ennemi principal » est donc à l’Ouest.
Je n’éprouve pour autant aucune sympathie pour le président ukrainien déchu. Yanoukovitch était de toute évidence un personnage détestable, en même temps qu’un autocrate profondément corrompu. Poutine lui-même a fini par s’en rendre compte – un peu tard, il est vrai. Je ne suis pas non plus un inconditionnel de Vladimir Poutine, qui est de toute évidence un grand homme d’Etat, très supérieur à ses homologues européens et américains, et aussi un praticien averti des arts martiaux acquis aux principes du réalisme politique, mais qui est aussi beaucoup plus un pragmatique qu’un « idéologue ». Cela ne change rien au fait que, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, la « révolution de Kiev » a servi avant tout les intérêts américains.
J’ignore si les Américains ont inspiré, voire financé cette « révolution » comme ils avaient déjà inspiré et financé les précédentes « révolution colorées » (Ukraine, Géorgie, Kirghizistan, etc.), en cherchant à canaliser des mécontentements populaires souvent justifiés pour intégrer les peuples dans l’orbite économique et militaire occidentale. Le fait est, en tout cas, qu’ils l’ont soutenue dès le départ sans aucune ambiguïté. Le nouveau premier ministre ukrainien, l’économiste et avocat milliardaire Arseni Yatseniouk, qui n’avait obtenu que 6,9% des voix à l’élection présidentielle de 2010, s’est d’ailleurs tout de suite précipité à Washington où Barack Obama l’a reçu dans le Bureau ovale, honneur généralement réservé aux chefs d’Etat. Sauf retournement imprévisible, les événements qui ont abouti à l’éviction brutale du chef de l’Etat ukrainien à la suite des manifestations de la Place Maïdan ne peuvent donc pas être considérés comme une bonne chose par tous ceux qui luttent contre l’hégémonie mondiale des Etats-Unis.
L’Europe ayant aujourd’hui abandonné toute volonté de puissance et d’indépendance, c’est de toute évidence la Russie qui constitue désormais la principale puissance alternative à l’hégémonisme américain, sinon à l’idéologie dominante dont l’Occident libéral est le principal vecteur. L’ « ennemi principal » est donc à l’Ouest.
Je n’éprouve pour autant aucune sympathie pour le président ukrainien déchu. Yanoukovitch était de toute évidence un personnage détestable, en même temps qu’un autocrate profondément corrompu. Poutine lui-même a fini par s’en rendre compte – un peu tard, il est vrai. Je ne suis pas non plus un inconditionnel de Vladimir Poutine, qui est de toute évidence un grand homme d’Etat, très supérieur à ses homologues européens et américains, et aussi un praticien averti des arts martiaux acquis aux principes du réalisme politique, mais qui est aussi beaucoup plus un pragmatique qu’un « idéologue ». Cela ne change rien au fait que, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, la « révolution de Kiev » a servi avant tout les intérêts américains.
J’ignore si les Américains ont inspiré, voire financé cette « révolution » comme ils avaient déjà inspiré et financé les précédentes « révolution colorées » (Ukraine, Géorgie, Kirghizistan, etc.), en cherchant à canaliser des mécontentements populaires souvent justifiés pour intégrer les peuples dans l’orbite économique et militaire occidentale. Le fait est, en tout cas, qu’ils l’ont soutenue dès le départ sans aucune ambiguïté. Le nouveau premier ministre ukrainien, l’économiste et avocat milliardaire Arseni Yatseniouk, qui n’avait obtenu que 6,9% des voix à l’élection présidentielle de 2010, s’est d’ailleurs tout de suite précipité à Washington où Barack Obama l’a reçu dans le Bureau ovale, honneur généralement réservé aux chefs d’Etat. Sauf retournement imprévisible, les événements qui ont abouti à l’éviction brutale du chef de l’Etat ukrainien à la suite des manifestations de la Place Maïdan ne peuvent donc pas être considérés comme une bonne chose par tous ceux qui luttent contre l’hégémonie mondiale des Etats-Unis.
— 2 —
On
parle partout d’un « retour à la guerre froide ». Il
faudrait plutôt se demander si elle a jamais pris fin. A l’époque
de l’Union soviétique, les Américains développaient déjà une
politique qui, sous couvert d’anticommunisme, était
fondamentalement antirusse. La fin du système soviétique n’a rien
changé aux données fondamentales de la géopolitique. Elles les a,
au contraire, rendues plus évidentes. Depuis 1945, les Etats-Unis
ont toujours cherché à empêcher l’émergence d’une puissance
concurrente dans le monde. L’Union européenne étant réduite à
l’impuissance et à la paralysie, ils n’ont jamais cessé de voir
dans la Russie une menace potentielle pour leurs intérêts. Au
moment de la réunification allemande, ils s’étaient
solennellement engagés à ne pas chercher à étendre l’OTAN dans
les pays de l’Est. Ils mentaient. L’OTAN, qui aurait dû
disparaître en même temps que le Pacte de Varsovie, a non seulement
été maintenu, mais il s’est étendu à la Pologne, à la
Slovaquie, à la Hongrie, à la Roumanie, à la Bulgarie, à la
Lituanie, à la Lettonie et à l’Estonie, c’est-à-dire jusqu’aux
frontières de la Russie. L’objectif est toujours le même :
affaiblir et encercler la Russie en déstabilisant ou en prenant le
contrôle de ses voisins.
Toute l’action des Etats-Unis vise ainsi à empêcher la formation d’un grand « bloc continental » en persuadant les Européens que leurs intérêts sont contraires à ceux de la Russie, alors qu’ils sont en réalité parfaitement complémentaires. Telle est la raison pour laquelle l’ « intégrité territoriale » de l’Ukraine leur importe plus que l’intégrité historique de la Russie. « Revenir à la guerre froide », pour les Américains, c’est revenir aux conditions les plus propices à la mise en sujétion de l’Europe par Washington. Le projet de « grand marché transatlantique » actuellement en cours de négociation entre l’Union européenne et les Etats-Unis va également dans ce sens.
Toute l’action des Etats-Unis vise ainsi à empêcher la formation d’un grand « bloc continental » en persuadant les Européens que leurs intérêts sont contraires à ceux de la Russie, alors qu’ils sont en réalité parfaitement complémentaires. Telle est la raison pour laquelle l’ « intégrité territoriale » de l’Ukraine leur importe plus que l’intégrité historique de la Russie. « Revenir à la guerre froide », pour les Américains, c’est revenir aux conditions les plus propices à la mise en sujétion de l’Europe par Washington. Le projet de « grand marché transatlantique » actuellement en cours de négociation entre l’Union européenne et les Etats-Unis va également dans ce sens.
— 3 —
La complication
vient du caractère hétérogène de l’opposition à Yanoukovitch.
La presse occidentale a généralement présenté cette opposition
comme « pro-européenne », ce qui est un mensonge
évident. Parmi les opposants à l’ancien président ukrainien, on
trouve en réalité deux tendances totalement opposées : d’un
côté, ceux qui veulent effectivement se lier étroitement à
l’Occident et rêvent d’intégrer l’OTAN sous parapluie
américain ; de l’autre, ceux qui aspirent à une « Ukraine
ukrainienne » indépendante de Moscou comme de Washington ou de
Bruxelles. Le seul point commun de ces deux tendances est leur
allergie totale à la Russie. Les manifestations de la Place Maïdan
ont donc d’abord été des manifestations antirusses, et c’est en
tant que « président pro-russe » que Yanoukovitch a été
destitué.
Les nationalistes ukrainiens, regroupés dans des mouvements comme « Svoboda » ou « Secteur droite » (Pravy Sektory), sont régulièrement présentés dans la presse comme des extrémistes et des nostalgiques du nazisme. Comme je ne les connais pas, j’ignore si c’est vrai. Certains d’entre eux semblent bien être les tenants d’un ultra-nationalisme convulsif et haineux que j’exècre. Mais il n’est pas évident que tous les Ukrainiens désireux d’indépendance vis-à-vis de la Russie comme des Etats-Unis partagent les mêmes sentiments. Beaucoup d’entre eux ont lutté sur la Place Maïdan, sans avoir le sentiment d’être manipulés, avec un courage qui mérite le respect. Toute la question est de savoir s’ils ne seront pas dépossédés de leur victoire par une « révolution » dont l’effet principal aura été de remplacer le « grand frère russe » par le Big Brother américain.
Les nationalistes ukrainiens, regroupés dans des mouvements comme « Svoboda » ou « Secteur droite » (Pravy Sektory), sont régulièrement présentés dans la presse comme des extrémistes et des nostalgiques du nazisme. Comme je ne les connais pas, j’ignore si c’est vrai. Certains d’entre eux semblent bien être les tenants d’un ultra-nationalisme convulsif et haineux que j’exècre. Mais il n’est pas évident que tous les Ukrainiens désireux d’indépendance vis-à-vis de la Russie comme des Etats-Unis partagent les mêmes sentiments. Beaucoup d’entre eux ont lutté sur la Place Maïdan, sans avoir le sentiment d’être manipulés, avec un courage qui mérite le respect. Toute la question est de savoir s’ils ne seront pas dépossédés de leur victoire par une « révolution » dont l’effet principal aura été de remplacer le « grand frère russe » par le Big Brother américain.
— 4 —
En ce qui concerne la Crimée,
les choses sont à la fois plus claires et plus simples. Depuis au
moins quatre siècles, la Crimée est un territoire russe peuplé
essentiellement de populations russes. Elle abrite aussi la flotte
russe, Sébastopol constituant le point d’accès de la Russie aux
« mers chaudes ». S’imaginer que Poutine pourrait
tolérer que l’OTAN prenne le contrôle de cette région est
évidemment impensable. Mais il n’a pas eu besoin d’agir en ce
sens, puisque lors du référendum du 16 mars, près de 97% des
habitants de la Crimée ont exprimé sans équivoque leur désir
d’être rattachés à la Russie, ou plus exactement d’y revenir,
puisqu’ils en avaient été coupés arbitrairement en 1954 par une
décision de l’Ukrainien Nikita Khrouchtchev. Cette décision
d’attribuer administrativement la Crimée à l’Ukraine s’était
faite à l’époque dans le cadre de l’Union soviétique – elle
était donc sans grandes conséquences – et sans aucune
consultation de la population concernée. L’ampleur du vote du 16
mars, doublée d’un taux de participation de 80%, ne laisse aucun
doute sur la volonté du peuple de Crimée.
Parler dans ces conditions d’un « Anschluss » de la Crimée, faire la comparaison avec les interventions de l’URSS en Hongrie (1956) ou en Tchécoslovaquie (1968), est donc tout simplement ridicule. Dénoncer ce référendum comme « illégal » l’est plus encore. La « révolution » du 21 février a en effet mis un terme à l’ordre constitutionnel ukrainien, puisqu’elle a substitué un pouvoir de fait à un président régulièrement élu, ce qui a entraîné la dissolution de la Cour constitutionnelle ukrainienne. C’est d’ailleurs pour cette raison que les dirigeants de la Crimée, estimant que les droits de cette région autonome n’étaient plus garantis, ont décidé d’organiser un référendum sur son avenir. On ne peut à la fois reconnaître un pouvoir né d’une rupture de l’ordre constitutionnel, qui libère tous les acteurs de la société de leurs contraintes constitutionnelles, et en même temps se référer à ce même ordre constitutionnel pour déclarer « illégal » le référendum en question. Vieil adage latin : Nemo auditur propriam turpitudinem allegans (« Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude »).
En apportant dès le 21 février dernier leur appui à un nouveau gouvernement ukrainien directement issu d’un coup d’Etat, les Américains ont par ailleurs démontré que leur souci de « légalité » est tout relatif. En agressant la Serbie, en bombardant Belgrade, en soutenant en 2008 la sécession et l’indépendance du Kosovo, en déclarant la guerre à l’Irak, à l’Afghanistan ou à la Libye, ils ont aussi montré le peu de cas qu’ils font du droit international, comme d’un principe d’ « intangibilité des frontières » qu’ils n’invoquent que lorsque cela les arrange. Au demeurant, les Etats-Unis semblent avoir oublié que leur propre pays est né d’une sécession vis-à-vis de l’Angleterre… et que le rattachement de Hawaï aux Etats-Unis, en 1959, ne fut autorisé par aucun traité.
Les dirigeants européens et américains, qui s’arrogent la qualité de seuls représentants de la « communauté internationale », n’ont pas contesté le référendum qui, voici quelques années, a séparé l’île de Mayotte des Comores pour la rattacher à la France. Ils admettent qu’en septembre prochain les Ecossais pourront se prononcer par référendum sur une éventuelle indépendance de l’Ecosse. Pourquoi les habitants de la Crimée n’auraient-ils pas les mêmes droits que les Ecossais ? Les commentaires des dirigeants européens et américains sur le caractère « illégal et illégitime » du référendum de Crimée montrent seulement qu’ils n’ont rien compris à la nature de ce vote, et qu’ils refusent de reconnaître à la fois le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la souveraineté du peuple qui est le fondement de la démocratie.
Parler dans ces conditions d’un « Anschluss » de la Crimée, faire la comparaison avec les interventions de l’URSS en Hongrie (1956) ou en Tchécoslovaquie (1968), est donc tout simplement ridicule. Dénoncer ce référendum comme « illégal » l’est plus encore. La « révolution » du 21 février a en effet mis un terme à l’ordre constitutionnel ukrainien, puisqu’elle a substitué un pouvoir de fait à un président régulièrement élu, ce qui a entraîné la dissolution de la Cour constitutionnelle ukrainienne. C’est d’ailleurs pour cette raison que les dirigeants de la Crimée, estimant que les droits de cette région autonome n’étaient plus garantis, ont décidé d’organiser un référendum sur son avenir. On ne peut à la fois reconnaître un pouvoir né d’une rupture de l’ordre constitutionnel, qui libère tous les acteurs de la société de leurs contraintes constitutionnelles, et en même temps se référer à ce même ordre constitutionnel pour déclarer « illégal » le référendum en question. Vieil adage latin : Nemo auditur propriam turpitudinem allegans (« Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude »).
En apportant dès le 21 février dernier leur appui à un nouveau gouvernement ukrainien directement issu d’un coup d’Etat, les Américains ont par ailleurs démontré que leur souci de « légalité » est tout relatif. En agressant la Serbie, en bombardant Belgrade, en soutenant en 2008 la sécession et l’indépendance du Kosovo, en déclarant la guerre à l’Irak, à l’Afghanistan ou à la Libye, ils ont aussi montré le peu de cas qu’ils font du droit international, comme d’un principe d’ « intangibilité des frontières » qu’ils n’invoquent que lorsque cela les arrange. Au demeurant, les Etats-Unis semblent avoir oublié que leur propre pays est né d’une sécession vis-à-vis de l’Angleterre… et que le rattachement de Hawaï aux Etats-Unis, en 1959, ne fut autorisé par aucun traité.
Les dirigeants européens et américains, qui s’arrogent la qualité de seuls représentants de la « communauté internationale », n’ont pas contesté le référendum qui, voici quelques années, a séparé l’île de Mayotte des Comores pour la rattacher à la France. Ils admettent qu’en septembre prochain les Ecossais pourront se prononcer par référendum sur une éventuelle indépendance de l’Ecosse. Pourquoi les habitants de la Crimée n’auraient-ils pas les mêmes droits que les Ecossais ? Les commentaires des dirigeants européens et américains sur le caractère « illégal et illégitime » du référendum de Crimée montrent seulement qu’ils n’ont rien compris à la nature de ce vote, et qu’ils refusent de reconnaître à la fois le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la souveraineté du peuple qui est le fondement de la démocratie.
— 5 —
Quant aux menaces de « sanctions »
économiques et financières brandies par les Occidentaux contre la
Russie, elles prêtent à sourire, et Poutine n’a pas eu tort de
dire ouvertement combien elles l’indiffèrent. Poutine sait que
l’Union européenne n’a aucun pouvoir, aucune unité, aucune
volonté. A juste raison, il n’accorde aucun crédit à des pays
qui prétendent « défendre les droits de l’homme »
mais ne peuvent se passer de l’argent des oligarques. Comme disait
Bismarck : « La diplomatie sans les armes, c’est la
musique sans les instruments ». Poutine sait que l’Europe est
déliquescente, qu’elle n’est plus capable que de gesticulations
et de provocations verbales, et que les Etats-Unis eux-mêmes la
regardent comme quantité négligeable (« Fuck the European
Union ! », comme disait Victoria Nuland). Il sait
surtout que, s’ils voulaient vraiment « sanctionner »
la Russie, les Occidentaux se sanctionneraient eux-mêmes, car ils
s’exposeraient à des représailles de grande ampleur dont ils ne
sont visiblement pas prêts à payer le prix. C’est la vieille
histoire de l’arroseur arrosé.
Il suffit de rappeler ici que le gaz et le pétrole russes représentent environ le tiers de l’approvisionnement énergétique des 28 pays de l’Union européenne, pour ne rien dire de l’ampleur des investissements européens, notamment allemands et britanniques, en Russie. On ne compte aujourd’hui pas moins de 6000 sociétés allemandes actives sur le marché russe. En France, le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius a menacé la Russie de ne pas lui livrer deux navires porte-hélicoptères de type « Mistral » actuellement en construction aux chantiers de Saint-Nazaire. Dans un pays où l’on compte déjà plus de cinq millions de chômeurs, la conséquence serait la perte de plusieurs milliers d’emplois… Quant aux Etats-Unis, s’ils cherchent à geler les actifs russes à l’étranger, ils s’exposent à voir en retour geler le remboursement des crédits que les banques américaines ont accordés à des structures russes.
L’Ukraine est aujourd’hui un pays ruiné. Elle aura le plus grand mal à se passer du soutien économique de la Russie et à remédier à la fermeture du marché de la CEI (la Russie représentait jusqu’à présent 20% de ses exportations et 30% de ses importations). On voit mal, par ailleurs, les Européens trouver les moyens de lui apporter une aide financière qu’ils ne veulent même plus accorder à la Grèce : compte tenu de la crise qu’elle traverse depuis 2008, l’Union européenne n’est tout simplement plus en mesure de débloquer des sommes de plusieurs milliards d’euros. En proie à leurs propres problèmes, à commencer par des déficits colossaux, les Etats-Unis voudront-ils soutenir l’Ukraine à bout de bras ? On peut en douter. Les chèques de Washington et du Fonds monétaire international (FMI) ne régleront pas les problèmes de l’Ukraine.
Il suffit de rappeler ici que le gaz et le pétrole russes représentent environ le tiers de l’approvisionnement énergétique des 28 pays de l’Union européenne, pour ne rien dire de l’ampleur des investissements européens, notamment allemands et britanniques, en Russie. On ne compte aujourd’hui pas moins de 6000 sociétés allemandes actives sur le marché russe. En France, le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius a menacé la Russie de ne pas lui livrer deux navires porte-hélicoptères de type « Mistral » actuellement en construction aux chantiers de Saint-Nazaire. Dans un pays où l’on compte déjà plus de cinq millions de chômeurs, la conséquence serait la perte de plusieurs milliers d’emplois… Quant aux Etats-Unis, s’ils cherchent à geler les actifs russes à l’étranger, ils s’exposent à voir en retour geler le remboursement des crédits que les banques américaines ont accordés à des structures russes.
L’Ukraine est aujourd’hui un pays ruiné. Elle aura le plus grand mal à se passer du soutien économique de la Russie et à remédier à la fermeture du marché de la CEI (la Russie représentait jusqu’à présent 20% de ses exportations et 30% de ses importations). On voit mal, par ailleurs, les Européens trouver les moyens de lui apporter une aide financière qu’ils ne veulent même plus accorder à la Grèce : compte tenu de la crise qu’elle traverse depuis 2008, l’Union européenne n’est tout simplement plus en mesure de débloquer des sommes de plusieurs milliards d’euros. En proie à leurs propres problèmes, à commencer par des déficits colossaux, les Etats-Unis voudront-ils soutenir l’Ukraine à bout de bras ? On peut en douter. Les chèques de Washington et du Fonds monétaire international (FMI) ne régleront pas les problèmes de l’Ukraine.
— 6 —
L’avenir reste pour l’heure
aussi incertain qu’inquiétant. L’affaire ukrainienne n’est pas
finie, ne serait-ce que parce qu’on ne sait pas encore qui
représente exactement le nouveau pouvoir ukrainien. Si l’Ukraine
choisit de s’ancrer résolument à l’Ouest, la grande question
est de savoir comment réagira la partie orientale de l’Ukraine,
qui est à la fois la plus pro-russe et la plus industrialisée (la
partie ouest ne représente que le tiers de la production du PIB).
Comment la Russie pourrait-elle, de son côté, accepter qu’un
gouvernement radicalement antirusse dirige un pays dont la moitié de
la population est russe ? Toute tentative d’imposer une
solution par la force risque d’aboutir à la guerre civile et en
fin de compte à la partition d’un pays où les grandes lignes de
partage politiques, linguistiques et religieuses recoupent largement
les lignes de partage territoriales. On verrait alors se
reproduire le scénario qui a conduit à l’éclatement de
l’ex-Yougoslavie.
Dans l’immédiat, le risque le plus grand est celui d’un pourrissement de la situation à Kiev, accompagné d’une série d’initiatives irresponsables (création de milices, etc.) et d’incidents isolés qui dégénéreraient en montée aux extrêmes. Ni l’Europe ni la Russie (qui va maintenant renforcer son alliance militaire avec la Chine) n’y ont intérêt. De l’autre côté de l’Atlantique, en revanche, les partisans de la guerre ne manquent pas.
Dans l’immédiat, le risque le plus grand est celui d’un pourrissement de la situation à Kiev, accompagné d’une série d’initiatives irresponsables (création de milices, etc.) et d’incidents isolés qui dégénéreraient en montée aux extrêmes. Ni l’Europe ni la Russie (qui va maintenant renforcer son alliance militaire avec la Chine) n’y ont intérêt. De l’autre côté de l’Atlantique, en revanche, les partisans de la guerre ne manquent pas.
— 7 —
Le déchaînement des médias
occidentaux est révélateur de leur degré de soumission à
Washington. Poutine est régulièrement décrit comme un « nouveau
tsar », un « kagébiste », un « néo-soviétique »,
mais aussi un « fasciste » et un « rouge-brun »,
alors que ce n’est pas lui qui a déclenché la crise ukrainienne,
et qu’il a plutôt fait preuve dans cette affaire d’une
extraordinaire patience. La Russie est présentée, sinon comme une
« dictature », alors qu’elle n’a jamais connu un tel
degré de démocratie dans son histoire, du moins comme un régime
« insuffisamment libéral », c’est-à-dire pas assez
conforme aux exigences de la « société ouverte ». Mais,
comme l’a très bien vu Henry Kissinger, « diaboliser Poutine
n’est pas une politique, mais une manière de masquer une absence
de politique ».
Certes, comme je l’ai dit plus haut, il n’y a pas lieu de considérer Poutine comme un « sauveur » qui épargnerait aux Européens de prendre eux-mêmes en mains leur destin. L’Europe n’a pas pour vocation de constituer la branche occidentale d’un grand empire russe (l’idée d’empire n’est pas réductible à l’impérialisme). Elle a, en revanche, le devoir d’admettre la nécessité d’une alliance avec la Russie dans le grand projet collectif d’une logique continentale eurasiatique, ce qui est tout différent.
La Russie, de son côté, aurait tout intérêt à admettre le pluralisme d’identités de ses voisins de l’ « étranger proche ». La colère ukrainienne s’est nourrie d’une tendance russe à nier l’identité ukrainienne qui n’est pas imaginaire, même si elle a parfois été exagérée. On n’en serait sans doute pas arrivé là si la Russie avait traité l’Ukraine sur un pied d’égalité et de réciprocité. Dans une logique fédérale, les identités locales doivent être respectées tout autant que les droits des minorités. Les notions de décentralisation, d’autonomie et de régionalisme doivent entrer dans la culture politique russe, tout comme elles doivent entrer dans la culture politique ukrainienne, qui n’y est visiblement pas plus disposée (comme le montre l’incroyable décision du nouveau gouvernement ukrainien de dénier à la langue russe le statut de seconde langue officielle). La notion de zone d’influence a un sens, et ce sens doit être reconnu, mais les pays « satellites » doivent désormais céder la place à des pays partenaires et alliés. Comme l’a écrit le Croate Jure Vujic, le « projet géopolitique grand-européen eurasiste doit être avant tout un projet fédérateur, de coopération géopolitique, fondé sur le respect de tous les peuples européens et sur le principe de subsidiarité » (*).
Certes, comme je l’ai dit plus haut, il n’y a pas lieu de considérer Poutine comme un « sauveur » qui épargnerait aux Européens de prendre eux-mêmes en mains leur destin. L’Europe n’a pas pour vocation de constituer la branche occidentale d’un grand empire russe (l’idée d’empire n’est pas réductible à l’impérialisme). Elle a, en revanche, le devoir d’admettre la nécessité d’une alliance avec la Russie dans le grand projet collectif d’une logique continentale eurasiatique, ce qui est tout différent.
La Russie, de son côté, aurait tout intérêt à admettre le pluralisme d’identités de ses voisins de l’ « étranger proche ». La colère ukrainienne s’est nourrie d’une tendance russe à nier l’identité ukrainienne qui n’est pas imaginaire, même si elle a parfois été exagérée. On n’en serait sans doute pas arrivé là si la Russie avait traité l’Ukraine sur un pied d’égalité et de réciprocité. Dans une logique fédérale, les identités locales doivent être respectées tout autant que les droits des minorités. Les notions de décentralisation, d’autonomie et de régionalisme doivent entrer dans la culture politique russe, tout comme elles doivent entrer dans la culture politique ukrainienne, qui n’y est visiblement pas plus disposée (comme le montre l’incroyable décision du nouveau gouvernement ukrainien de dénier à la langue russe le statut de seconde langue officielle). La notion de zone d’influence a un sens, et ce sens doit être reconnu, mais les pays « satellites » doivent désormais céder la place à des pays partenaires et alliés. Comme l’a écrit le Croate Jure Vujic, le « projet géopolitique grand-européen eurasiste doit être avant tout un projet fédérateur, de coopération géopolitique, fondé sur le respect de tous les peuples européens et sur le principe de subsidiarité » (*).
Alain de
Benoist24/03/2014
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