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lundi 12 mai 2014

Forces vives ukrainiennes : le projet E-maïdan [+ L'indispensable sursaut de l'Europe]

REPORTAGE A KIEV - A deux semaines des élections présidentielles, d'anciens occupants de la place Maïdan veulent encadrer cette étape cruciale de la balbutiante démocratie ukrainienne, grâce au Web. Première étape d’un projet plus large de démocratie participative dans un pays au bord la guerre civile.
Les violents affrontements qui persistent à opposer pro-russes et partisans du nouveau gouvernement de Kiev maintiennent l’Ukraine dans l’incertitude. Aucun scénario, du démembrement au retour à l’unité territoriale, ne semble pouvoir être exclu. La contestation ensanglantée de Maïdan, point d'origine de cette seconde révolution ukrainienne, a eu le mérite de permettre la destitution de Viktor Ianoukovitch et d’impulser une envie de démocratie à un pays rongé par la corruption. Mais elle n’a pas changé le système ukrainien. Aussi déterminante soit elle, la transition politique ukrainienne doit néanmoins aller plus loin pour ne pas laisser retomber l’élan démocratique.
La déception de l’après-Révolution orange est encore dans les esprits. Et chez les anciens occupants de Maïdan, cette place de l’Indépendance, on ne veut laisser s’échapper une seconde opportunité de voir renaître l'Ukraine. Certains restent postés là, près des barricades de pneus ou de pavés arrachés au sol. En treillis aux couleurs passées ou arborant des symboles de la culture traditionnelle ukrainienne - tridents, drapeaux bleu et jaune, chemises brodées ou toques cosaques malgré la chaleur - ils regardent les équipes de nettoyage qui ont commencé leur travail. D’autres ont laissé l’occupation de la place derrière eux pour continuer la lutte à un autre niveau. Le projet E-Maidan en fait partie.
Cette initiative démocratique veut forcer les futurs élus ukrainiens à respecter la Constitution de 2004. Au moins à s'engager à le faire. Si l'élection présidentielle du 25 mai se tient dans des conditions décentes, elle apportera de la légitimité à celui ou celle qui en sortira vainqueur. Alors pas question de retomber dans les vieux travers du pays. Ces universitaires, acteurs du secteur des nouvelles technologie et du monde associatif y sont bien décidés.

Un "hackaton" dans les locaux de Microsoft

Dans les locaux de Microsoft à Kiev, E-Maidan est l'invité d’honneur d’un hackathon - un marathon de programmation - dédié à l’amélioraton du système ukrainien. Autour d'un ordinateur l'équipe fignole sa présentation. Le projet est hors-concours mais depuis 48h d’autres s'activent pour le concours dans l'espoir de recevoir un coup de pouce. Une base de données sur les personnalités politiques du pays et un système de notation des transports publics sont sur les rangs. Il y a beaucoup à inventer et à réinventer en Ukraine.
Lyudmila Yankina s'occupe du marketing et du développement du Center for Innovations and Development de l’université nationale de « Kyiv-Mohyla Academy ». Pour elle, l'Ukraine est enfermée dans un cercle vicieux. D'abord, le "système ukrainien" ne marche pas. Il n’a presque jamais marché et a enfermé le peuple dans une profonde défiance envers les autorités. Une défiance devenue presque constitutive de la culture ukrainienne.
Phénomène révélateur, certains sites internet comme www.likar.info permettent d’échanger sur la qualité des médecins. Dans certaines universités l'argent achète les diplômes de médecine et alimente l'Ukraine en incompétence. Il n’y pas d'échappatoire, explique Lyudmila Yankina. “No exit”. Le système n’en permet pas et beaucoup d’Ukrainiens n’y croient plus. “C’est là qu’intervient E-Maidan, nous voulons offrir une porte de sortie”.

Fournir un outil démocratique

L’élection présidentielle aura lieu dans moins de trois semaines et l’Ukraine n’a pour l’instant ni le temps ni les moyens de se réformer. “Nous ne ferons pas changer la loi maintenant”, explique Diana Protsenko. Cette jeune avocate est l'une des coordinatrices du projet. “C’est une période pilote, il s’agit pour l’instant d’encadrer les élections en faisant signer un E-Agreement aux candidats dans lequel ils s’engageront publiquement à s’en tenir à ce que leur autorise la Constitution”.
Ce manque de temps et son horizontalité dans le dialogue ont fait du web un choix évident pour introduire un peu de démocratie participative en Ukraine. Par ailleurs, le financement du projet est modeste, uniquement soutenu par des Alumni, du crowdfunding et des entreprises. Certaines ont invités leurs employés à donner un peu de leur temps. « Aucun politicien, aucun oligarque » ne sont impliqués dans ce projet, se défendent les membres.
“Quand les élections seront passées, nous ferons quelque chose de plus grand”, promet Diana Protsenko, “E-Maidan ne se limite pas à cet E-Agreement”. L’équipe voit grand et espère instaurer une véritable e-démocratie en Ukraine, basée sur la signature électronique. D’après l’avocate, 4 millions d’Ukrainiens - un peu moins de 10% de la population - l’utiliseraient déjà pour accomplir certaines tâches administratives. Elle pourrait créer un véritable dialogue entre le peuple et les futurs élus et plus généralement créer de la transparence dans un pays qui en manque cruellement. Voter pour les ordres du jour du gouvernement, exiger des rapports sur l’activité des élus ou encore organiser des primaires en ligne au sein des partis politiques, les possibilités ne manquent pas.

Tous les candidats à la présidentielle contactés... ou presque

Presque tous les candidats à l’élection présidentielle ont été invités à signer électroniquement l’E-Agreement établi par les membres du projet et un groupe d’experts, des politologues notamment. Des sondages ont également été réalisés auprès d’internautes et d’activistes du Maïdan pour savoir ce qu’ils souhaitaient y voir apparaître. “Nous n’avons pas contacté ceux qui sont soupçonnés d’être liés à l’usage d’armes contre le peuple ukrainien. Mais s’ils nous contactent nous ne leur refuserons pas la possibilité de signer”, explique Diana Protsenko. Olga Bogomolets, l’une des candidates, s’est d’ores et déjà engagée à signer l’E-Agreement. Cette femme qui jongle entre l’art et la médecine est considérée comme une héroïne. Elle fut l’un des médecins en chef des hôpitaux de fortune installés sur le Maïdan.
Les membres d’E-Maidan ne veulent pas se couper d’une partie des Ukrainiens. C’est à tout le peuple auquel le projet souhaite s’adresser et donner la parole. Un peuple qui ne fait qu’un aux yeux des membres de l’équipe. Il ne s’agit pas de limiter l’initiative à ceux qui partagent leurs vues. Le nom même du projet a été longuement débattu au sein de l’équipe, certains craignant que la référence à la contestation de Kiev éloigne une partie de la population. C’est finalement la symbolique qui l’a emporté.









L'indispensable sursaut de l'Europe face aux ambitions russes

Face au retour de la tradition impériale russe, les Européens doivent se retrouver dans la « géographie de ses valeurs », et ne pas céder à un soi-disant réalisme énergétique.

Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être les organisateurs », disait Cocteau. En Ukraine, la Russie de Vladimir Poutine semble obéir à une logique diamétralement inverse, feignant d'être prise de court par la montée d'un chaos auquel elle contribue de manière décisive. Profitant de l'extrême faiblesse des autorités ukrainiennes, de l'existence de divisions profondes au sein de la population et du caractère timoré des réponses occidentales, Poutine avance inexorablement vers l'objectif initial qu'il s'est fixé : rendre de facto impossible l'élection présidentielle en Ukraine, prévue pour le 25 mai. Ayant ainsi démontré la non-légitimité du pouvoir à Kiev, sinon la non-réalité de l'Ukraine, Moscou pourra passer à une étape ultérieure : le contrôle politique, direct ou indirect, de terres que la Russie n'a jamais cessé de considérer comme « siennes ». La « Nouvelle Russie » est en marche, ce qui n'implique pas l'entrée des chars de Moscou à Kiev. La fragmentation de l'Ukraine d'abord puis sa neutralité complaisante ensuite suffisent à Poutine. Face à ce retour en force d'une tradition impériale russe, déployant toutes les méthodes et les réflexes de l'Union soviétique, quelle attitude l'Europe doit-elle adopter ? Lui faut-il privilégier la « valeur de la géographie » ou la géographie des valeurs ? Dans le premier cas, au nom d'une vision à court terme du « réalisme énergétique » rien n'est plus urgent pour l'Union que de trouver un accord avec Moscou. L'Amérique a des alternatives énergétiques que l'Europe ne possède pas. Elle peut vivre sans la Russie : « pas nous ». De plus pour ces « réalistes », le comportement méfiant et obsessionnel de l'Amérique à l'encontre de ses alliés les plus proches et les plus fidèles ne justifie plus qu'au nom des valeurs que Washington ne respecte pas elle-même l'Union européenne s'aliène la bonne volonté énergétique de Moscou. En alignant ses positions sur celles de l'Otan, l'Europe a choisi, avec quelle légèreté, d'humilier bien inutilement et bien dangereusement la Sainte Russie. Le temps est venu de retrouver une politique qui concilie bon sens historique et géographique, et nécessités énergétiques. L'avenir de l'Europe passe par Moscou. L'Amérique s'est détournée de l'Europe. La commémoration d'un passé glorieux - le soixante-dixième anniversaire du débarquement en Normandie - ne saurait faire illusion. Les derniers vétérans encore en vie sont devenus des monuments à la gloire d'un passé révolu. L'Europe peut bien vouloir diversifier ses ressources énergétiques, mais dans un avenir prévisible, elle ne peut « faire sans la Russie ». Et « faire avec » suppose un peu de compréhension et beaucoup de souplesse à l'égard de Moscou. On ne va quand même pas « mourir pour des Ukrainiens tout aussi corrompus et beaucoup moins civilisés que les Russes ». L'Ukraine est un pays failli victime de la trahison de ses élites politiques. L'Ukraine indépendante a eu sa chance, elle l'a gaspillée. « Fermons la parenthèse. »
La vision qui vient d'être présentée ainsi, de manière schématique certes, mais à peine caricaturale, existe bel et bien. On la retrouve à des degrés divers dans tous les pays de l'Union européenne, dans toutes les sensibilités politiques, de droite comme de gauche, dans tous les milieux professionnels. Le déclin relatif de l'Amérique (lire « le regard sur le monde » du 5 mai) et la perte de confiance grandissante de l'Europe dans ses valeurs et dans son modèle semblent légitimer un réalisme énergétique, qui ne masque pas totalement parfois des vieux relents d'antiaméricanisme.
Mais, à l'encontre de cette approche qui met l'accent sur la valeur de la géographie, il en existe une autre qui privilégie - elle - comme le faisaient hier les pères fondateurs de l'Union et de l'Alliance atlantique - la géographie des valeurs. Se voiler la face sur les comportements impériaux et soviétiques - ce sont les deux visages d'une même réalité - de la Russie de Poutine, c'est prendre le risque de se livrer pieds et poings liés à un contrôle qui ne sera pas toujours bienveillant. Ecouter les sirènes qui viennent de l'Est et qui nous vantent la complémentarité entre la puissance stratégique de la Russie et la puissance économique de l'Union européenne équivaudrait pour l'Europe à se doter d'un « protecteur » dans un système mafieux. Comment un club de démocraties pourrait-il entièrement dépendre pour sa sécurité d'une puissance qui non seulement ne l'est pas, mais n'a que du mépris pour un système qu'elle ne cesse de dénoncer pour sa faiblesse. Il n'est pas surprenant que le discours russe trouve des soutiens toujours plus affirmés auprès des partis d'extrême droite, de Budapest à Paris.
La force et l'attractivité du modèle européen passent par son caractère démocratique. Céder à une forme de « raison d'Etat énergétique », parce que l'Europe dans son ensemble est dépendante de la Russie pour près d'un tiers de ses ressources énergétiques, serait suicidaire. Des alternatives existent. L'Europe a les moyens, si elle en a la volonté, de dire « non » au Kremlin, comme à Gazprom. La seule politique possible, réaliste et digne à la fois, consiste à fixer des limites à Moscou, avec fermeté et résolution. C'est précisément parce que l'Amérique n'est plus tout à fait elle-même, au moment où la Russie impériale renaît, que l'alliance des Européens autour de leurs valeurs est plus que jamais indispensable. Ce sont ces valeurs qui ont fait tomber le mur de Berlin hier et poussé les manifestants de la place Maidan à Kiev à braver le froid pendant des semaines. Toute réponse à Moscou passe plus que jamais par une formule publicitaire rendue célèbre par une grande marque de charcuterie : « Nous n'avons pas les mêmes valeurs. »
Dominique Moïsi
Dominique Moïsi, professeur au King's College de Londres, est conseiller spécial à l'Ifri.



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