Les évènements ukrainiens des dernières semaines
font l’objet de nombreuses analyses contradictoires et/ou
tronquées. Il convient de rappeler quelques éléments historiques
et géopolitiques afin de saisir la complexité de la crise en cours.
1) L’Ukraine, terre déchirée
L’Ukraine est une terre déchirée entre Orient et
Occident. Longtemps capitale de la Russie kiévienne, aux portes du
puissant empire byzantin, l’Etat ukrainien se morcèle dès le
XIIème siècle en grandes principautés. Ces dernières
noueront des alliances avec les différentes puissances
frontalières : diète lituano-polonaise, Russie, empire
Austro-Hongrois.
Ses alliances ne furent pas
toutes heureuses, loin de là, chaque puissance cherchant à faire
basculer définitivement l’Ukraine dans son camp. Le traité de
Pereïslav, de 1653, qui rattachait les puissants cosaques ukrainiens
à l’empire russe eut ainsi pour conséquence une russification
intense de la société ukrainienne (interdiction de la langue
ukrainienne, etc.)
L’Etat ukrainien moderne n’eut qu’une existence
fort brève, entre 1917 et 1920 profitant de la révolution
bolchévique et de la dislocation de l’Empire Austro-Hongrois.
L’Ukraine retomba vite entièrement sous la botte soviétique qui
sut calmer ses espoirs d’indépendance avec l’habituelle
magnanimité communiste : en 1933, une gigantesque famine
organisée depuis Moscou entraîna la mort de plus de 6 millions
d’Ukrainiens. Cet épisode, connu sous le nom d’Holodomaur,
laissa un lourd traumatisme dans la mémoire ukrainienne.
L’arrivée de l’armée allemande en 1941 fut
ressentie comme une libération par la population ukrainienne. Elle
déchanta vite, les nazis agissant davantage en colon qu’en
libérateurs. Ainsi, Stepan Bandera, indépendantiste ukrainien, fut
arrêté par la Gestapo et déporté en camp de concentration dès le
début de la guerre. Cela n’empêcha pas les nationalistes
ukrainiens de fournir un fort contingent de volontaires aux
Allemands, qui formèrent la SS-Division Galicie, forte de 26 000
hommes essentiellement composée de Ruthènes et de Galiciens (partie
ouest de l’Ukraine).
La défaite allemande signifie le retour du joug
soviétique, qui se montre implacable. Une organisation de
Résistance, l’UPA, dont les effectifs maximum atteignirent 80 000
hommes, lutte farouchement jusqu’en 1955.
2) Ukraine moderne et évènements de Maidan
Ce rappel historique est nécessaire pour comprendre le
déroulement actuel des évènements. Tiraillé entre l’ouest et
l’est, constitué d’une population hétéroclite, qui fit des
choix très différents face aux évènements de l’histoire,
l’Ukraine est un pays compliqué, qui nourrit des espoirs, des
rancœurs, des haines et des fidélités très différentes.
L’effondrement de l’Union soviétique annonce le
retour de l’indépendance ukrainienne. Cette indépendance va
retrouver ses sempiternels tiraillements avec le retour de la
puissance russe qui correspond à l’arrivée de Vladimir Poutine à
la présidence, en 2000. Trois courants politiques ukrainiens se
démarquent alors, dont Maidan nous donne un éclairage saisissant :
-
Un courant atlantiste qui cherche à se rapprocher de l’Otan et de
la diplomatie américaine. Ce courant est illustré par la
« révolution orange » de 2004 qui voit propulsé le
candidat Ioutchenko à la tête de la présidence ukrainienne. Cette
révolution a été en grande partie financée et soutenue par des
fonds américains, qu’ils s’agissent d’organisations étatiques
(en particulier la NED New Endowment for Democracy, crée par Reagan
en 1982) ou non étatiques (Open Society Institute de Goerges Soros).
Elle s’inscrit dans une série de « révolutions colorées »
qui sont apparues dans les pays satellites de la Russie (Géorgie,
Ukraine, Kirghistan, ainsi qu’une tentative en Biélorussie) depuis
2004. Les médias occidentaux ont souvent présenté ces leaders
« pro-Europe » (atlantistes en réalité) comme des
héros, luttant contre la corruption des élites en place. Cette
vision est mensongère, ces nouveaux dirigeants sont aussi corrompus
que les anciens, si ce n’est qu’ils n’ont pas les même
maîtres. Le scandale de la famille Ioutchenko en Ukraine, qui s’est
arrogé une fortune de plus de 100 millions d’euros en se réservant
les droits d’auteurs de la « révolution orange » est
un exemple assez parlant du problème.
-
Un courant russophile qui mise sur un rapprochement de l’Ukraine
avec la Russie. C’est la position de Ianoukovitch, le président
ukrainien forcé à l’exil par les évènements récents. Il a
retiré la demande de l’Ukraine de rentrer dans l’Otan tout en
revenant à un « non alignement » sur le plan
international. Non alignement un peu biaisé puisqu’il a renouvelé
jusqu’en 2030 les accords avec la Russie concernant la très
importante base navale de Sébastopol, en Crimée.
-
Un courant nationaliste, hostile à la Russie comme à l’Union
Européenne et qui cherche avant tout à créer une nation
ukrainienne forte et indépendante. Ce sont les partis Svoboda
(ancien Parti National-Socialiste d’Ukraine) et Pravii Sektor, dont
on a beaucoup entendu parler ces dernières semaines. Il ne s’agit
que d’un courant minoritaire (10% à 12% des voix) mais les
évènements de Maidan pourraient bien leur faire jouer un rôle
prépondérant dans un avenir proche. Leur engagement très fort et
violent dans les manifestations, leur activisme social, l’occupation
des bâtiments officiels par leurs militants montrent leur rôle de
premier plan. Le nouveau gouvernement formé à la chute du président
Ianoukovitch a offert des ministères clés à ces mouvements :
l’agriculture (50% du PIB d’exportation ukrainien), la défense,
l’intérieur, le poste de procureur général de l’Ukraine et le
poste de vice premier ministre.
3) Qu’en est-il à l’heure actuelle ?
La chute de Ianoukovitch a vu l’accès à la
présidence par interim de OleksandrTourtchinov, pasteur d’une
Eglise baptiste américaine et soutien de Ioulia Timochenko, dont le
parti « Patrie » ne cache pas ses aspirations
atlantistes. Le pays reste très fracturé et des tentatives de
manifestations « pro-Europe » dans l’est du pays ont
tourné à l’émeute avec la population locale.
La population russophone, majoritaire à l’est, voit
d’un très mauvais œil l’alignement atlantiste prit par le
pouvoir à Kiev. Ils craignent que le pouvoir cède aux
revendications territoriales des Tatars de Crimée, minorité
musulmane indépendantiste soutenue par la CIA pour nuire à la
Russie.
La Russie, quant à elle, se sent dans l’obligation
d’agir si elle entend conserver son statut de puissance mondiale.
La base militaire de Sébastopol est vitale pour lui assurer un accès
à la méditerranée. C’est un emplacement-clé et l’abandonner
réduirait grandement les capacités de la marine russe sans parler
du prestige de la Russie à l’international. L’hypothèse d’une
adhésion à l’Otan de l’Ukraine n’est pas envisageable pour
les Russes qui ont déjà du mal à empêcher l’installation de
missiles balistiques en Pologne et de radars militaires en République
Tchèque.
En conclusion, comprenons que la
situation en Ukraine est bien plus compliquée que « gentils
européens libéraux » contre « méchants russes
staliniens ». Ce qui se joue là-bas doit être regardé avec
une analyse géopolitique avant d’être morale. Pour ma part,
l’embrasement actuel de l’Ukraine pose deux questions :
-
L’Ukraine a-t-elle pour destin d’être une nation indépendante ?
Depuis le XIIème siècle, cela n’a été le cas qu’une
seule fois, entre 1917 et 1920. Le séparatisme poserait alors un
nouveau problème : si les populations de l’est de l’Ukraine
se rattacheraient volontiers à la Russie, que deviendrait la partie
ouest ?
-
Quel rôle devons-nous jouer en tant que Français ? Depuis le
retour de la France dans l’OTAN en 2009, la diplomatie française
semble n’être qu’une base avancée de la politique américaine.
Nous avons pu le constater avec la Lybie, la Syrie et maintenant
l’Ukraine. Je ne pense pas qu’il soit idéaliste d’imaginer une
diplomatie réellement indépendante, qui serve avant tout les
intérêts de notre peuple avant celui de nos alliés. Nous ne sommes
pas, comme l’a dit récemment Barack Obama, « une fille des
Etats-Unis », nous sommes des Français par notre héritage et
des Européens par notre civilisation.
Jonathan Goddard pour Novopress
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