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samedi 29 mars 2014

En Crimée, nous payons le prix de nos erreurs

Après des semaines de crise, la signature par Vladimir Poutine du traité intégrant la Crimée dans la Fédération de Russie constitue pour les capitales occidentales un camouflet douloureux, dont on peut espérer que les leçons seront perçues dans les chancelleries. Le premier constat est bien évidemment pénible : la Russie nous a bien eus, et nous n’avons que ce que nous méritons.

Oui, mille fois oui, les aspirations du peuple ukrainien pour le développement des libertés fondamentales, la réforme de leur économie et de leurs institutions ainsi que le respect de leur intégrité territoriale est plus que légitime.
Oui, évidemment, les actions du président russe sont particulièrement graves et condamnables, créent un dangereux précédent et mettent en péril le système de sécurité européen en réduisant en miette le mémorandum de Budapest.
Oui, bien sur, la crise ukrainienne sert de cache-misère à monsieur Poutine, dont l’incapacité à reformer les institutions et l’économie de son propre pays et à le hisser au rang de grande puissance économique mondiale qu’il mérite est patente.

Le résultat d’erreurs occidentales

Mais rien de tout cela n’empêche de constater que cette crise est en partie la résultante de l’incurie de la politique occidentale vis-à-vis de la Russie depuis la fin de la guerre froide, avec en premier chef notre incapacité à intégrer la complexité du dilemme politique et de sécurité russe, qui est sous-tendu par des facteurs historiques, stratégiques et démographiques profonds :
Premièrement, proposer à l’Ukraine d’intégrer l’Otan a été une erreur stratégique majeure qui a entièrement fait fi de la psychologie russe.
L’Ukraine, en dehors de sa valeur stratégique pour la flotte russe, fait réellement partie de l’univers russe, ce qui n’exclut pas qu’elle soit dotée de sa volonté propre. Intégrer, même partiellement, l’Ukraine dans l’Otan, alliance défensive créée contre la Russie, ne pouvait être considéré que comme une agression par une Russie déjà en crise d’identité depuis la chute de l’Union soviétique. Les efforts américains de bouclier anti-missile sous George W. Bush n’ont rien arrangé non plus.
Quand au « reset » du président Obama, il était largement insuffisant pour contrebalancer les autres effets de la politique extérieure américaine, dans le Caucase et au Moyen Orient, sur les perceptions russes. Oui, il est possible de se sentir agressé en termes existentiels tout en étant le pays doté de la plus grande superficie du monde ainsi que le plus grand colonisateur de l’histoire : telle est la complexité, certes absurde mais réelle, du paradoxe et de l’insécurité russe d’aujourd’hui. Si il n’est pas question de l’approuver, il est néanmoins nécessaire d’intégrer cette dimension.
Deuxièmement, pourquoi être allé « mouiller la chemise » pour la cause ukrainienne si nous n’étions pas prêts, les Etats-Unis et l’Europe, à aller au bout de notre raisonnement en mettant un bâton dans les roues des ambitions russes ?

Apprendre à choisir nos alliés

Les prises de position politiques qui ne sont pas soutenues par des arguments et une volonté en acier trempé ont d’habitude une crédibilité très faible sur la scène internationale, cela ne date pas d’hier. Or, aucun américain ou européen n’est prêt à mourir pour la Crimée, il est nécessaire de regarder cette réalité en face. Les va-t-en-guerre français ou autres devraient regarder le charnier du Sud libyen et tourner leur langue sept fois dans leur bouche avant de s’enflammer.
Troisièmement, nul ne doute que nous payons aujourd’hui au moins en partie le prix de l’indépendance précipitée du Kosovo. Il n’y avait aucune urgence à ce que cette région d’ex-Yougoslavie déclare son indépendance alors que nous étions parfaitement au fait des sensibilités russes sur le sujet.
Le Kosovo aurait pu se voir accorder, sous pression occidentale, une autonomie très large vis-à-vis de la Serbie en attendant que la situation murisse et évolue de façon positive. Le résultat est que nous avons aujourd’hui un pays « confetti » indépendant qui constitue une plaque tournante pour de nombreux trafics, aux institutions insuffisantes et corrompues, au cœur de l’Europe.
Quatrièmement, quand apprendrons-nous à choisir non seulement nos causes, mais nos alliés  ? Nous le voyons avec la Syrie et nous aurions dû le voir avec l’Ukraine : il existe une différence fondamentale entre un soulèvement populaire et ses représentants. Les aspirations d’un peuple peuvent être légitimes tout en même temps que les représentants de ces aspirations peuvent n’apporter qu’une amélioration réelle marginale par rapport au régime en place ; voire, ils peuvent représenter une régression et desservir nos intérêts stratégiques.
Nos choix d’alliés décrédibilisent ainsi aux yeux des tiers la sincérité de nos combats. « Les Occidentaux poursuivent le “deux poids, deux mesure” : Yanoukovitch était nul et corrompu » doit penser Poutine, « mais ils le remplacent par un “crony” de Ioulia Timochenko, qui était toute aussi nulle et corrompue… ». Difficile de lui dire qu’il se trompe tout en restant crédible.
Enfin, au delà de l’histoire qu’elle partage avec la Russie, l’Ukraine ne peut vivre économiquement sans le gaz russe ; tout comme la Russie a besoin de l’Ukraine. Il est illusoire de penser briser cet écosystème avant de nombreuses années et par une unique politique d’isolement stratégique hier et de sanctions aujourd’hui.
Par ailleurs, nos économies exsangues n’ont de toute façon pas les moyens d’assumer les conséquences ultimes de notre politique ukrainienne.

Une occasion de réfléchir

On peut cependant espérer que cette crise sera l’occasion pour les nations occidentales, et l’Europe en particulier, de réfléchir aux enjeux à long terme de leur relation avec la Russie et leurs ses propres insuffisances :
  • Tout d’abord, à court terme, il est évidemment indispensable de faire preuve de la plus grande fermeté vis-à-vis de la Russie, afin de démontrer que ses graves agissements ne peuvent demeurer sans conséquences, tout du moins sur le plan économique et diplomatique si Poutine choisit, comme on peut l’espérer, de s’arrêter à la Crimée. Les coûts de la poursuite d’une telle politique doivent être clairement exprimés ;
  • ensuite, à moyen/long terme, il conviendra néanmoins d’engager la Russie sur le terrain économique dans un double sens lui permettant de sortir du modèle de rendement décroissant de la rente énergétique et de poursuivre la modernisation de son économie. Sans cela, la Russie va continuer à se vider du bas de sa pyramide démographique et poursuivre sa stratégie de radicalisation et d’isolement. Nous aurions dû traiter la Russie comme nous avons traité la Chine – encore faut-il, évidemment, qu’il y ait une volonté en face. Des années d’un savant dosage entre fermeté et engagement seront nécessaires pour remonter la pente. Il est donc nécessaire sur le long terme que nous nous dotions d’une réelle politique russe qui place nos intérêts stratégiques en son cœur mais qui tienne également compte de la psychologie et des perceptions de Moscou ;
  • en parallèle, il est naturellement indispensable d’assister l’Ukraine dans la détermination de sa propre voie et dans la réforme de ses institutions. Mais il apparaît difficilement concevable que cela se fasse uniquement « contre » la Russie. Une voie du milieu doit être trouvée ;
  • malgré les conséquences supplémentaires que cela pourra avoir sur les perceptions russes, nous n’avons désormais pas d’autre choix que de rassurer les Etats membres de l’UE anciens satellites soviétiques en développant un nouveau cadre de sécurité européen et en donnant un « coup de pied dans le derrière » de l’Europe de la défense. Nous ne pouvons nous permettre que la Pologne ou les pays baltes vivent dans la peur de leur voisin de l’Est, notamment pour ces pays qui comportent des minorités d’origine russe qui doivent se concentrer sur leurs réformes économiques et préserver leur unité nationale ;
  • enfin, comme cela a déjà été souligné ici et ailleurs, Poutine ne peut se permettre d’allumer une guerre civile durable en Ukraine qui accélèrerait très probablement sa propre instabilité économique puis politique, provoquant l’effet inverse de celui recherché par sa stratégie. Aussi enhardi – et paranoïaque – soit-il, Poutine demeure un acteur rationnel. Un dialogue politique plus large doit donc pouvoir être mené à terme, n’en déplaise aux partisans de l’isolation : une mise au ban de la Russie de la scène internationale produirait bien moins d’effets que la stratégie identique appliquée à l’Iran et comprimerait encore d’avantage la frange réformiste de la société russe.

Maitre de conférénce à Sciences Po Paris, ex-conseiller politique de l'UE à Kaboul







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