Rechercher dans ce blog

lundi 24 mars 2014

Un Etat Européen (Gérard Dussouy)

Gérard Dussouy est professeur émérite à l’Université de Bordeaux. Il vient de faire paraître aux éditions Tatamis “Contre l’Europe de Bruxelles, Fonder un Etat européen”. Il a accepté de répondre à quelques questions que nous lui avons posées.

E&D : Vous publiez ces jours-ci un livre intitulé Contre l’Europe de Bruxelles-Fonder un État européen. Pourquoi ce titre ?
GD : Le titre est, à dessein, paradoxal. Le livre n’est pas dirigé contre l’Union européenne, et encore moins contre l’idée européenne, contre l’Europe en soi. Mais il est critique de la politique que conduit Bruxelles (Commission et gouvernements européens réunis). Une politique qui a renié le principe fondateur de la préférence communautaire, et qui, depuis la fin de la Guerre froide, sous la pression des puissances anglo-saxonnes triomphantes, a fait de l’Union un « marchepied » de l’Organisation Mondiale du Commerce. Du même coup, elle a plongé les peuples européens dans une logique économique suicidaire. En même temps, elle a mis leurs identités respectives en péril, à cause d’une politique d’immigration sans discernement.
Or, la seule façon pour les Européens, de se réapproprier l’Union et de la conduire en fonction de leurs intérêts, est qu’ils la transforment en un État européen. Et cela pour deux raisons essentielles. La première, est qu’un tel État implique un Parlement européen réellement souverain, c’est-à-dire devant lequel les dirigeants de l’Europe sont responsables. Sachant que la démocratie exige que ceux qui dirigent soient des élus. La seconde, est que la souveraineté est indissociable de la puissance, et que les États nationaux sont aujourd’hui dépassés par les forces du marché, en particulier financières. L’État européen est, dans le contexte mondial contemporain, l’unique instrument politique en mesure de restaurer une puissance publique qui serait susceptible de réguler l‘économie et la société en intervenant à l’échelle continentale.
L’édification de l’État européen, doté des capacités de résister aux contraintes extérieures, est l’unique ressource politique qui peut permettre aux Européens de prendre le contrôle de l’Union et de réorienter la politique de Bruxelles, et cela, en surmontant en même temps leurs impuissances nationales respectives.
E&D : De Napoléon à Hitler, toutes les tentatives d’unification de l’Europe ont toujours échoué, et on le constate à nouveau, et vous aussi, avec l’échec de l’Europe de Bruxelles. Pourquoi et comment cela pourrait-il marcher ?
GD : Il est clair que les références à Napoléon et à Hitler n’ont pas ici de sens. Elles n’ont rien de commun avec le contexte actuel. Dans chacun de ces deux cas, il n’était nullement question de construction européenne, mais il s’agissait d’asseoir une hégémonie, celle de la France puis celle de l’Allemagne, sur l’Europe. Avec les résistances, qu’à chaque fois, l’entreprise de conquête a bien naturellement rencontrées.
L’expérience de l’Europe de Bruxelles est tout le contraire puisqu’elle se veut démocratique et qu’elle repose sur le principe de l’adhésion. Son impasse actuelle, plutôt que son échec, tient précisément à la faiblesse de cette dernière, et qui a elle-même deux origines. D’une part, la politique économique suivie par Bruxelles qui sacrifie les intérêts des Européens au nom d’une idéologie ultralibérale qui postule que le marché mondial sans entraves génère un enrichissement général. La réalité vécue par les agriculteurs, les salariés des industries, et de plus en plus par les cadres des entreprises, et qui est toute autre, fait que pour un nombre de plus en plus grand de citoyens européens il est difficile de croire aux vertus de la gouvernance européenne et de vouloir aller plus loin. D’autre part, l’ethnocentrisme des gouvernements nationaux et le nationalisme latent d’une partie des opinions nationales retardent ou empêchent la construction européenne. Trop nombreux sont ceux, à tous les niveaux de chaque société nationale, qui ne se rendent pas compte du profond déclin de leurs États-nation.
L’adhésion, ou la ré-adhésion, à l’idée européenne et, à plus forte raison, à l’impérativité de l’État européen relève de la prise de conscience d’une nécessité historique. Elle procédera, ou elle ne procédera pas car il faut savoir que les civilisations sont mortelles, dans des circonstances sans doute assez dramatiques, de la volonté des Européens de s’en sortir ensemble et d’instaurer pour cela une souveraineté commune.
E&D : Vous justifiez ce choix politique dans votre livre notamment par le poids de l’Europe par rapport aux autres pays continents comme les États-Unis, la Chine et l’Inde. Pourtant de petits pays comme la Suisse, la Norvège ou encore Israël, qui ne font pas partie de l’Union européenne, réussissent pourtant très bien, et sont très influents dans le monde.
GD : La mondialisation a permis l’éclosion d’acteurs privés dotés de capacités économiques ou symboliques bien supérieures à celles de la plupart des États. Au point que certains observateurs ont cru pouvoir annoncer le déclin ou la fin de l’État. Il faut dire qu’à la suite de la décolonisation, l’apparition d’un nombre considérable d’unités étatiques, dépourvues des moyens d’exercer leur pleine souveraineté, avait déjà encouragé ce sentiment.
Pourtant, cette même mondialisation a fait qu’une nouvelle hiérarchie mondiale se dessine aujourd’hui. Elle est celle qui organise le pouvoir mondial et qui gère la gouvernance globale. Au sommet, on trouve la puissance encore dominante, les États-Unis, et les États-continent asiatiques (Chine et potentiellement l’Inde) ; au premier étage, les puissances moyennes, soit qu’elles sont encore en voie de développement (Brésil, Indonésie), soit qu’elles sont développées mais démographiquement limitées et en déclin (Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie, Russie, Japon…); à la base, les autres…
Certes, riches de leur grandeur passée, certains États peuvent s’illusionner, mais ils n’ont plus d’influence réelle. Et les trois cas qui nous sont opposés ici ne contredisent pas le déclassement des nations européennes. La Norvège, géographiquement isolée, vit, sans doute bien, de sa rente pétrolière et gazière. Mais, elle n’a aucune influence. Pas même en Europe. La Suisse, qui doit avant tout sa richesse à son statut de « paradis fiscal », a la chance de jouir, depuis la fin de l’empire napoléonien, d’un consensus européen qui garantit sa neutralité (ou plus exactement, faudrait-il dire, sa neutralisation). Grâce à lui, après que s’acheva son annexion par Bonaparte, qui n’avait pas eu de mal à faire de la République Helvétique une « république sœur » de la France, la Suisse n’a jamais eu à défendre son indépendance. Son désengagement international est, aujourd’hui, total. D’une certaine manière, elle use « négativement » de sa souveraineté, puisqu’elle ne siège pas aux Nations Unies. Quant à Israël, hors du Moyen-Orient, son rôle international est des plus limités, trop occupé qu’il est par sa survie. Celle-ci continue de dépendre étroitement du soutien sans faille des États-Unis.
Ces trois cas particuliers ne sauraient donc mettre en question le nouvel ordre mondial qui s’organise autour de quelques États-géants.

E&D : Qui aurait la légitimité pour fonder cet État européen que vous appelez de vos vœux, et pourquoi ? Par qui j’entends quel pays et quelle(s) personnalité(s) ?
GD : Faire l’État européen, c’est démocratiser l’Union européenne. C’est donner le moyen aux peuples européens de décider de la politique générale à suivre, par l’intermédiaire de leurs  représentants. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Au nom de qui, et de quel droit, un José Barroso se permet-il d’ouvrir une négociation avec les États-Unis pour créer une zone de libre-échange nord-Atlantique ? La légitimité de l’État européen, s’il doit exister un jour, découlera donc des peuples qui auront décidé de se rassembler sous sa bannière.
Aucun peuple, ni aucun pays, n’est prédestiné à fonder l’État européen. C’est une entreprise collective des Européens, même si on est en droit de penser, dans l’état actuel des choses, que certains États de l’Euroland sont les plus concernés, les plus à mêmes de se réunir dans une même unité politique.
De toutes les façons, les États ne sont pas des personnes et leur propension à s’unir dépend de leurs opinions publiques, de la force des courants pro-européens qui les traversent. C’est pourquoi, il est essentiel d’européaniser les débats et les enjeux, afin que s’organisent des forces politiques supranationales porteuses d’un projet communautaire et de solutions européennes aux crises qui vont accabler les peuples du continent. Un signe positif serait l’émergence de telles forces à l’occasion des élections européennes de 2014. Souhaitons qu’à cette occasion, les européistes conséquents (favorables à un État européen volontariste et stratégique, innovateur) pourront faire entendre leurs voix.

E&D : Comment organiser des élections avec des dizaines de peuples, de langues, de cultures ?
GD : Les élections européennes existent déjà. Il suffit d’en modifier les modes de scrutin, de les harmoniser, afin que la représentation parlementaire des populations soit plus équitable et plus efficiente, et de transférer les prérogatives des parlements nationaux au parlement européen. Ce qui sous-entend, également, l’adoption d’une véritable constitution fédérale européenne et qui peut se concevoir progressive : l’État européen peut commencer par l’union de deux, trois, quatre ou plusieurs nations.
La diversité des langues et des cultures rend effectivement compliqué le débat public européen. Faute d’une langue commune, elle exige des acteurs politiques plus de compétence et de responsabilité qu’ils n’en montrent généralement. Cependant, c’est le mérite du fédéralisme que de permettre la prise de décision, dans toute une série de domaines, à l’échelon régional, interrégional ou local.  Elle n’est donc pas rédhibitoire si l’on imagine un partage des prérogatives entre les différents étages de la construction fédérale.

E&D : Tous les pays d’Europe sans la moindre exception, y compris la Russie que vous considérez faire intégralement partie de l’Europe, sont plus libérales que la France. L’UMP est même à la gauche de la gauche allemande, qui a voté la retraite à 68 ans. Un État européen ne serait-il pas plus libéral que ne l’est la France actuelle, ce que vous déplorez ?
GD : Dans mon livre, je m’intéresse moins à l’actualité immédiate qu’à la longue durée. Et dans le contexte de crise générale qui s’installe en Europe, les postures partisanes vont s’en trouver bouleversées. Il ne me paraît pas utile, dans ces conditions, de s’appesantir sur les différences souvent artificielles qui subsistent encore entre les partis ou les gouvernements européens.
La vraie question qui va se poser très vite, dans toute l’Europe, est de savoir comment ne pas passer de la récession, dans laquelle nous nous trouvons à cause de notre endettement et de nos surcoûts en matière de commerce international, à la longue dépression, provoquée par la crise démographique et par la perte de tout avantage comparatif et technologique face aux grandes économies émergentes. Ou comment en sortir, si elle advient ? Devant un tel défi, la recette libérale a ses limites. Si elle peut réduire les déficits, elle aggrave, en contrepartie, la vulnérabilité des économies et des sociétés européennes. Tôt ou tard, mais il faudra sans doute du temps et de la souffrance, on comprendra que le salut réside dans la mobilisation de toutes les ressources humaines, naturelles et financières, à l’échelle du continent, et ceci à l’initiative d’une puissance publique européenne, qui n’a besoin d’être ni libérale ou socialiste. Mais réaliste et pragmatique.

E&D : Ne faudrait-il pas plutôt virer l’oligarchie en place actuellement en France, UMPS, et instaurer la démocratie directe comme en Suisse ?
GD : L’UMP et le PS sont les deux seuls partis de gouvernement, en France, et il n’existe pas d’alternative crédible, ni à leur droite, ni à leur gauche.  Les enjeux contemporains dépassent toutes les formations partisanes. D’où l’impuissance du PS et de l’UMP face à la crise et le caractère désespérément protestataire des formations extrémistes.
Quant à la démocratie directe, elle peut apporter sur des questions sociétales précises. Mais elle ne changerait rien quant à la donne économique et politique globale. Le cas de la Suisse, dont on a dit combien il est spécifique, et finalement aléatoire, n’est pas le modèle stratégique dont l’Europe a besoin.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire