ADB a écrit un
long article consacré à la crise en Ukraine. Ne partageant pas son
avis, ni celui de la pensée dominante (pour le coup, ADB y est en
plein dedans), il me semble nécessaire de répondre.
Ci-dessous la réponse au paragraphe 1.
§1
« La crise ukrainienne est une affaire complexe et grave ».
Il a raison, ADB, la crise ukrainienne est complexe, mais elle reste à la portée de qui veut se documenter car de la documentation et des analyses sur la question, il y en a à foison. Apparemment, on constate une convergence d'analyses qui vont dans le sens de celle d'ADB, lui-même reprenant peu ou prou les arguments avancés par Poutine dans son long discours justifiant l'annexion de la Crimée. Mais lorsque l'on est attentif aux auteurs cités dans les très nombreux blogs favorables au « laisser faire » ou même applaudissant les agissements de la Russie poutinisée, on constate que lesdits auteurs gravitent bien souvent autour de la même galaxie, dont ADB est l'une des têtes pensantes, avec Chauprade et Sapir. Étonnamment (en fait pas tant que ça, j'y reviendrai), ils se retrouvent main dans la main avec l'extrême gauche dans la détestation de l'Amérique.
L'armée de
fonctionnaires russes (je rigole, je rigole. quoique...) a fait du bon travail,
il faut le reconnaître : sa propagande est très bien relayée par
des internautes français qui ont beaucoup beaucoup de temps libre
pour inonder de leurs commentaires pro-russe les forums de
Libération, du Point, du Figaro, du Monde, du Nouvel Observateur, de
l'Express, etc etc (il y aurait de quoi se poser des questions).
« La
crise ukrainienne est grave », indéniablement : comme
le souligne très justement ADB, cette crise aurait pu donner lieu, à
une autre époque et en d'autres circonstances, à une guerre
régionale voire mondiale. Retenons ceci pour la suite.
« Ce qui est essentiel pour moi », dit ADB, est le rapport de forces entre les partisans d'un monde multipolaire et ceux d'un « monde unipolaire soumis à l'idéologie dominante que représente le capitalisme libéral », représenté par « l'empire américano-occidental ».Cette idée est capitale car elle fonde tout le raisonnement d'ADB. Or, elle est très discutable.
« Ce qui est essentiel pour moi », dit ADB, est le rapport de forces entre les partisans d'un monde multipolaire et ceux d'un « monde unipolaire soumis à l'idéologie dominante que représente le capitalisme libéral », représenté par « l'empire américano-occidental ».Cette idée est capitale car elle fonde tout le raisonnement d'ADB. Or, elle est très discutable.
D'une part, selon
moi, il existe non pas un mais deux éléments essentiels. Le premier
est bien le rapport de force. Le second, tout aussi fondamental,
voire plus, mais occulté (ou jugé secondaire) par ADB, est la
conception que l'on se fait du comportement des nations entres elles.
Pour moi, le respect des frontières des nations souveraines
représente ce qui garantit la confiance réciproque d'une nation
envers une autre, ce qui, en quelque sorte, garantit les « relations
de bon voisinage », et donc la stabilité d'une région. Le
respect des frontières des nations souveraines est précisément ce
qui à notre époque permet d'éviter aux conflits de dégénérer en guerre. ADB l'a dit :
cette crise aurait pu provoquer une guerre mondiale. De ce point de
vue, la responsabilité de la Russie est très lourde. Poutine,
dénonçant les manipulations du « camp » occidental, a
affirmé dans son discours que « la ligne rouge avait été
franchie ». Mais qui a franchi la « ligne rouge »?
Les manipulations font partie du « jeu ». La Russie aussi
manipule. Lorsque la Russie décide de changer les frontières d'un
pays de façon unilatérale, dans une Europe qui a connu des guerres
terribles précisément à cause de ce genre de comportement, alors
la Russie devient une nation indigne de confiance, qui sera détestée
de sa voisine ukrainienne, et ravivera les tensions dans toute
l'Europe de l'est.
D'autre part, ADB
part du principe que le « capitalisme libéral » est
l'apanage de l'empire américano-occidental. Une telle affirmation
relève soit de la mauvaise foi, soit d'une méconnaissance de la
réalité de la Russie moderne. Car enfin, s'il y a bien un pays dans
lequel règne le « capitalisme libéral » le plus féroce,
c'est bien la Russie. Il faut en outre ajouter à ce « capitalisme
libéral » une corruption dont les proportions sont
incomparables avec celles de « l'empire américano-libéral ».
Ce qu'écrit ADB, reprenant peut-être Douguine, ne change rien à
cette réalité. La réalité, c'est que la Russie est (si l'on
exclut les petites îles de Caraïbes) le pays le plus inégalitaire du monde. La réalité, c'est que les plus grandes fortunes de La City
sont détenues par des oligarques russes. La réalité, c'est que la
fortune de Poutine est évaluée à plus de 70 milliards de dollars. Celle d'Obama, à côté, fait pâle figure : elle est estimée entre 2 et 7 milliards. On
pourrait multiplier les exemples.
Dans une telle
perspective, la question n'est pas de savoir s'il faut se ranger du
côté de « tout ce qui contribue à diminuer l'emprise
américano-occidentale sur le monde », mais plutôt d'affirmer
que le respect des nations entre elles constitue la condition sine
qua non de la stabilité d'un continent. Autrement dit, toute
attitude qui tend à accroître le risque de guerre en Europe est une
mauvaise chose, et doit donc être combattue. Dans le cas de la crise
Ukrainienne, l'attitude à combattre est bien celle de la Russie.
L’Europe, comme
le dit ADB, a aujourd’hui abandonné toute volonté de puissance et
d’indépendance. Soit. Mais je rejette l' « évidence »
selon laquelle il faudrait considérer la Russie comme la « puissance
alternative » à l' « idéologie dominante dont
l'Occident libéral est le principal vecteur ». En tant
qu'occidental, il est naturel de se sentir assez éloigné du mode de
vie russe et plus proche du mode de vie occidental. Surtout, je le
répète, il faut garder à l'esprit que la Russie est plus
« libérale » que l'Amérique. Pourquoi préférer la
Russie libérale et corrompue à l'Amérique libérale et moins
corrompue ?
L'ennemi n'est
donc pas à l'ouest, contrairement à ce qu'affirme ADB (et quelques
autres du côté de chez Mélanchon par exemple). Cela ne signifie
pas qu'il est forcément à l'est. Ces dernières années, l'est n'a
pas du tout été l' ennemi, au contraire. Mais avec la situation
présente, il le devient.
ADB poursuit en
expliquant qu'il « n'éprouve aucune sympathie pour
Yanoukovitch ». Je crois que personne ne le contredira
là-dessus. Comme il l'écrit, même Poutine a fini par « s'en
rendre compte ». Je souligne, tout de même, que Yanoukovitch
était la marionnette de Poutine, et qu'il est bien évident qu'il
connaissait parfaitement ses agissements bien avant la révolution de
Kiev.
C'est vrai, même
si le peuple, à Maïdan, n'était pas au service des américains,
cette révolution a servi « avant tout les intérêts
américains ». Comme je l'écrivais plus haut, les
« manipulations » font partie du « jeu ». Les
américains le font, les russes le font aussi. Et ils y parviennent
parfois fort bien. Après tout, n'est-ce pas la Russie qui est
parvenue à faire élire le candidat qu'elle soutenait,
Yanoukovitch ? Mais poutine a commis une grave erreur en
soutenant ce Yanoukovitch pendant plusieurs années. Il lui
appartenait de s'en démarquer et de mettre en avant un autre
candidat à l'élection. Il ne l'a pas fait. Il a préféré agir à
la façon dont agissaient les nations au siècle dernier, en
utilisant la force armée, l'intimidation, le mensonge, les menaces,
les enlèvements de journalistes, la violence du verbe et des actes.
ADB est choqué
que le milliardaire Arseni Yatseniouk se soit précipité à
Washington où Obama l'a reçu dans le Bureau ovale... Moi je suis
choqué que le milliardaire dictateur corrompu Yanoukovitch, qui a donné l'ordre d'ouvrir le feu sur son peuple, se
soit précipité chez Poutine... et pas pour y être mis en prison. À
chacun son choc.
ADB conclu sa
première partie en notant que les événements qui ont abouti à
l'éviction de Yanoukovitch ne « peuvent pas être considérés
comme une bonne chose par tous ceux qui luttent contre l’hégémonie
mondiale des Etats-Unis ». Eh bien, si. Je considère au
contraire qu'un peuple qui aspire à la liberté, et qui pour cela se
révolte contre un pouvoir brutal et corrompu est un peuple sain,
vivant, qui doit être admiré et non pas méprisé. Je ne suis pas
obsédé par les Etats-Unis. Les Etats-Unis ne m'obligent pas à
aller manger au MacDonald, à acheter du Coca Cola, ou à aller voir
un film avec Clint Eastwood si je n'en ai pas envi!
Pour moi,
l'ennemi numéro 1 n'est pas l'Amérique, mais celui qui utilise la
force brutale contre son voisin pour parvenir à ses fins.
L'hégémonie
mondiale américaine est de toute façon en perte de vitesse. Je
trouve assez détestable de défendre tout agissement même le plus
indéfendable uniquement par détestation de l'Amérique.
Pour ce qui est
du « retournement », les agissements de la Russie ont
sans doute, en effet, scellé le sort d'un potentiel candidat
pro-russe.
Pierre Aron
L'article d'ADB :
1 L’affaire ukrainienne est une affaire complexe et aussi
une affaire grave (à une autre époque et en d’autres
circonstances, elle aurait très bien pu donner lieu à une guerre
régionale, voire mondiale). Sa complexité résulte du fait que les
données dont on dispose peuvent amener à porter sur elle des
jugements contradictoires. En pareille circonstance, il faut donc
déterminer ce qui est essentiel et ce qui est secondaire. Ce qui est
essentiel pour moi est le rapport de forces existant à l’échelle
mondiale entre les partisans d’un monde multipolaire, dont je fais
partie, et ceux qui souhaitent ou acceptent un monde unipolaire
soumis à l’idéologie dominante que représente le capitalisme
libéral. Dans une telle perspective, tout ce qui contribue à
diminuer l’emprise américano-occidentale sur le monde est une
bonne chose, tout ce qui tend à l’augmenter en est une mauvaise.
L’Europe ayant aujourd’hui abandonné toute volonté de puissance et d’indépendance, c’est de toute évidence la Russie qui constitue désormais la principale puissance alternative à l’hégémonisme américain, sinon à l’idéologie dominante dont l’Occident libéral est le principal vecteur. L’ « ennemi principal » est donc à l’Ouest.
Je n’éprouve pour autant aucune sympathie pour le président ukrainien déchu. Yanoukovitch était de toute évidence un personnage détestable, en même temps qu’un autocrate profondément corrompu. Poutine lui-même a fini par s’en rendre compte – un peu tard, il est vrai. Je ne suis pas non plus un inconditionnel de Vladimir Poutine, qui est de toute évidence un grand homme d’Etat, très supérieur à ses homologues européens et américains, et aussi un praticien averti des arts martiaux acquis aux principes du réalisme politique, mais qui est aussi beaucoup plus un pragmatique qu’un « idéologue ». Cela ne change rien au fait que, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, la « révolution de Kiev » a servi avant tout les intérêts américains.
J’ignore si les Américains ont inspiré, voire financé cette « révolution » comme ils avaient déjà inspiré et financé les précédentes « révolution colorées » (Ukraine, Géorgie, Kirghizistan, etc.), en cherchant à canaliser des mécontentements populaires souvent justifiés pour intégrer les peuples dans l’orbite économique et militaire occidentale. Le fait est, en tout cas, qu’ils l’ont soutenue dès le départ sans aucune ambiguïté. Le nouveau premier ministre ukrainien, l’économiste et avocat milliardaire Arseni Yatseniouk, qui n’avait obtenu que 6,9% des voix à l’élection présidentielle de 2010, s’est d’ailleurs tout de suite précipité à Washington où Barack Obama l’a reçu dans le Bureau ovale, honneur généralement réservé aux chefs d’Etat. Sauf retournement imprévisible, les événements qui ont abouti à l’éviction brutale du chef de l’Etat ukrainien à la suite des manifestations de la Place Maïdan ne peuvent donc pas être considérés comme une bonne chose par tous ceux qui luttent contre l’hégémonie mondiale des Etats-Unis.
L’Europe ayant aujourd’hui abandonné toute volonté de puissance et d’indépendance, c’est de toute évidence la Russie qui constitue désormais la principale puissance alternative à l’hégémonisme américain, sinon à l’idéologie dominante dont l’Occident libéral est le principal vecteur. L’ « ennemi principal » est donc à l’Ouest.
Je n’éprouve pour autant aucune sympathie pour le président ukrainien déchu. Yanoukovitch était de toute évidence un personnage détestable, en même temps qu’un autocrate profondément corrompu. Poutine lui-même a fini par s’en rendre compte – un peu tard, il est vrai. Je ne suis pas non plus un inconditionnel de Vladimir Poutine, qui est de toute évidence un grand homme d’Etat, très supérieur à ses homologues européens et américains, et aussi un praticien averti des arts martiaux acquis aux principes du réalisme politique, mais qui est aussi beaucoup plus un pragmatique qu’un « idéologue ». Cela ne change rien au fait que, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, la « révolution de Kiev » a servi avant tout les intérêts américains.
J’ignore si les Américains ont inspiré, voire financé cette « révolution » comme ils avaient déjà inspiré et financé les précédentes « révolution colorées » (Ukraine, Géorgie, Kirghizistan, etc.), en cherchant à canaliser des mécontentements populaires souvent justifiés pour intégrer les peuples dans l’orbite économique et militaire occidentale. Le fait est, en tout cas, qu’ils l’ont soutenue dès le départ sans aucune ambiguïté. Le nouveau premier ministre ukrainien, l’économiste et avocat milliardaire Arseni Yatseniouk, qui n’avait obtenu que 6,9% des voix à l’élection présidentielle de 2010, s’est d’ailleurs tout de suite précipité à Washington où Barack Obama l’a reçu dans le Bureau ovale, honneur généralement réservé aux chefs d’Etat. Sauf retournement imprévisible, les événements qui ont abouti à l’éviction brutale du chef de l’Etat ukrainien à la suite des manifestations de la Place Maïdan ne peuvent donc pas être considérés comme une bonne chose par tous ceux qui luttent contre l’hégémonie mondiale des Etats-Unis.
— 2 —
On parle partout d’un « retour à la guerre froide ».
Il faudrait plutôt se demander si elle a jamais pris fin. A l’époque
de l’Union soviétique, les Américains développaient déjà une
politique qui, sous couvert d’anticommunisme, était
fondamentalement antirusse. La fin du système soviétique n’a rien
changé aux données fondamentales de la géopolitique. Elles les a,
au contraire, rendues plus évidentes. Depuis 1945, les Etats-Unis
ont toujours cherché à empêcher l’émergence d’une puissance
concurrente dans le monde. L’Union européenne étant réduite à
l’impuissance et à la paralysie, ils n’ont jamais cessé de voir
dans la Russie une menace potentielle pour leurs intérêts. Au
moment de la réunification allemande, ils s’étaient
solennellement engagés à ne pas chercher à étendre l’OTAN dans
les pays de l’Est. Ils mentaient. L’OTAN, qui aurait dû
disparaître en même temps que le Pacte de Varsovie, a non seulement
été maintenu, mais il s’est étendu à la Pologne, à la
Slovaquie, à la Hongrie, à la Roumanie, à la Bulgarie, à la
Lituanie, à la Lettonie et à l’Estonie, c’est-à-dire jusqu’aux
frontières de la Russie. L’objectif est toujours le même :
affaiblir et encercler la Russie en déstabilisant ou en prenant le
contrôle de ses voisins.Toute l’action des Etats-Unis vise ainsi à empêcher la formation d’un grand « bloc continental » en persuadant les Européens que leurs intérêts sont contraires à ceux de la Russie, alors qu’ils sont en réalité parfaitement complémentaires. Telle est la raison pour laquelle l’ « intégrité territoriale » de l’Ukraine leur importe plus que l’intégrité historique de la Russie. « Revenir à la guerre froide », pour les Américains, c’est revenir aux conditions les plus propices à la mise en sujétion de l’Europe par Washington. Le projet de « grand marché transatlantique » actuellement en cours de négociation entre l’Union européenne et les Etats-Unis va également dans ce sens.
— 3 —
La complication vient du caractère hétérogène de
l’opposition à Yanoukovitch. La presse occidentale a généralement
présenté cette opposition comme « pro-européenne », ce
qui est un mensonge évident. Parmi les opposants à l’ancien
président ukrainien, on trouve en réalité deux tendances
totalement opposées : d’un côté, ceux qui veulent
effectivement se lier étroitement à l’Occident et rêvent
d’intégrer l’OTAN sous parapluie américain ; de l’autre,
ceux qui aspirent à une « Ukraine ukrainienne »
indépendante de Moscou comme de Washington ou de Bruxelles. Le seul
point commun de ces deux tendances est leur allergie totale à la
Russie. Les manifestations de la Place Maïdan ont donc d’abord été
des manifestations antirusses, et c’est en tant que « président
pro-russe » que Yanoukovitch a été destitué.Les nationalistes ukrainiens, regroupés dans des mouvements comme « Svoboda » ou « Secteur droite » (Pravy Sektory), sont régulièrement présentés dans la presse comme des extrémistes et des nostalgiques du nazisme. Comme je ne les connais pas, j’ignore si c’est vrai. Certains d’entre eux semblent bien être les tenants d’un ultra-nationalisme convulsif et haineux que j’exècre. Mais il n’est pas évident que tous les Ukrainiens désireux d’indépendance vis-à-vis de la Russie comme des Etats-Unis partagent les mêmes sentiments. Beaucoup d’entre eux ont lutté sur la Place Maïdan, sans avoir le sentiment d’être manipulés, avec un courage qui mérite le respect. Toute la question est de savoir s’ils ne seront pas dépossédés de leur victoire par une « révolution » dont l’effet principal aura été de remplacer le « grand frère russe » par le Big Brother américain.
— 4 —
En ce qui concerne la Crimée, les choses sont à la fois
plus claires et plus simples. Depuis au moins quatre siècles, la
Crimée est un territoire russe peuplé essentiellement de
populations russes. Elle abrite aussi la flotte russe, Sébastopol
constituant le point d’accès de la Russie aux « mers
chaudes ». S’imaginer que Poutine pourrait tolérer que
l’OTAN prenne le contrôle de cette région est évidemment
impensable. Mais il n’a pas eu besoin d’agir en ce sens, puisque
lors du référendum du 16 mars, près de 97% des habitants de la
Crimée ont exprimé sans équivoque leur désir d’être rattachés
à la Russie, ou plus exactement d’y revenir, puisqu’ils en
avaient été coupés arbitrairement en 1954 par une décision de
l’Ukrainien Nikita Khrouchtchev. Cette décision d’attribuer
administrativement la Crimée à l’Ukraine s’était faite à
l’époque dans le cadre de l’Union soviétique – elle était
donc sans grandes conséquences – et sans aucune consultation de la
population concernée. L’ampleur du vote du 16 mars, doublée d’un
taux de participation de 80%, ne laisse aucun doute sur la volonté
du peuple de Crimée.Parler dans ces conditions d’un « Anschluss » de la Crimée, faire la comparaison avec les interventions de l’URSS en Hongrie (1956) ou en Tchécoslovaquie (1968), est donc tout simplement ridicule. Dénoncer ce référendum comme « illégal » l’est plus encore. La « révolution » du 21 février a en effet mis un terme à l’ordre constitutionnel ukrainien, puisqu’elle a substitué un pouvoir de fait à un président régulièrement élu, ce qui a entraîné la dissolution de la Cour constitutionnelle ukrainienne. C’est d’ailleurs pour cette raison que les dirigeants de la Crimée, estimant que les droits de cette région autonome n’étaient plus garantis, ont décidé d’organiser un référendum sur son avenir. On ne peut à la fois reconnaître un pouvoir né d’une rupture de l’ordre constitutionnel, qui libère tous les acteurs de la société de leurs contraintes constitutionnelles, et en même temps se référer à ce même ordre constitutionnel pour déclarer « illégal » le référendum en question. Vieil adage latin : Nemo auditur propriam turpitudinem allegans (« Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude »).
En apportant dès le 21 février dernier leur appui à un nouveau gouvernement ukrainien directement issu d’un coup d’Etat, les Américains ont par ailleurs démontré que leur souci de « légalité » est tout relatif. En agressant la Serbie, en bombardant Belgrade, en soutenant en 2008 la sécession et l’indépendance du Kosovo, en déclarant la guerre à l’Irak, à l’Afghanistan ou à la Libye, ils ont aussi montré le peu de cas qu’ils font du droit international, comme d’un principe d’ « intangibilité des frontières » qu’ils n’invoquent que lorsque cela les arrange. Au demeurant, les Etats-Unis semblent avoir oublié que leur propre pays est né d’une sécession vis-à-vis de l’Angleterre… et que le rattachement de Hawaï aux Etats-Unis, en 1959, ne fut autorisé par aucun traité.
Les dirigeants européens et américains, qui s’arrogent la qualité de seuls représentants de la « communauté internationale », n’ont pas contesté le référendum qui, voici quelques années, a séparé l’île de Mayotte des Comores pour la rattacher à la France. Ils admettent qu’en septembre prochain les Ecossais pourront se prononcer par référendum sur une éventuelle indépendance de l’Ecosse. Pourquoi les habitants de la Crimée n’auraient-ils pas les mêmes droits que les Ecossais ? Les commentaires des dirigeants européens et américains sur le caractère « illégal et illégitime » du référendum de Crimée montrent seulement qu’ils n’ont rien compris à la nature de ce vote, et qu’ils refusent de reconnaître à la fois le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la souveraineté du peuple qui est le fondement de la démocratie.
— 5 —
Quant aux menaces de « sanctions » économiques et
financières brandies par les Occidentaux contre la Russie, elles
prêtent à sourire, et Poutine n’a pas eu tort de dire ouvertement
combien elles l’indiffèrent. Poutine sait que l’Union européenne
n’a aucun pouvoir, aucune unité, aucune volonté. A juste raison,
il n’accorde aucun crédit à des pays qui prétendent « défendre
les droits de l’homme » mais ne peuvent se passer de l’argent
des oligarques. Comme disait Bismarck : « La diplomatie
sans les armes, c’est la musique sans les instruments ».
Poutine sait que l’Europe est déliquescente, qu’elle n’est
plus capable que de gesticulations et de provocations verbales, et
que les Etats-Unis eux-mêmes la regardent comme quantité
négligeable (« Fuck the European Union ! »,
comme disait Victoria Nuland). Il sait surtout que, s’ils voulaient
vraiment « sanctionner » la Russie, les Occidentaux se
sanctionneraient eux-mêmes, car ils s’exposeraient à des
représailles de grande ampleur dont ils ne sont visiblement pas
prêts à payer le prix. C’est la vieille histoire de l’arroseur
arrosé.Il suffit de rappeler ici que le gaz et le pétrole russes représentent environ le tiers de l’approvisionnement énergétique des 28 pays de l’Union européenne, pour ne rien dire de l’ampleur des investissements européens, notamment allemands et britanniques, en Russie. On ne compte aujourd’hui pas moins de 6000 sociétés allemandes actives sur le marché russe. En France, le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius a menacé la Russie de ne pas lui livrer deux navires porte-hélicoptères de type « Mistral » actuellement en construction aux chantiers de Saint-Nazaire. Dans un pays où l’on compte déjà plus de cinq millions de chômeurs, la conséquence serait la perte de plusieurs milliers d’emplois… Quant aux Etats-Unis, s’ils cherchent à geler les actifs russes à l’étranger, ils s’exposent à voir en retour geler le remboursement des crédits que les banques américaines ont accordés à des structures russes.
L’Ukraine est aujourd’hui un pays ruiné. Elle aura le plus grand mal à se passer du soutien économique de la Russie et à remédier à la fermeture du marché de la CEI (la Russie représentait jusqu’à présent 20% de ses exportations et 30% de ses importations). On voit mal, par ailleurs, les Européens trouver les moyens de lui apporter une aide financière qu’ils ne veulent même plus accorder à la Grèce : compte tenu de la crise qu’elle traverse depuis 2008, l’Union européenne n’est tout simplement plus en mesure de débloquer des sommes de plusieurs milliards d’euros. En proie à leurs propres problèmes, à commencer par des déficits colossaux, les Etats-Unis voudront-ils soutenir l’Ukraine à bout de bras ? On peut en douter. Les chèques de Washington et du Fonds monétaire international (FMI) ne régleront pas les problèmes de l’Ukraine.
— 6 —
L’avenir reste pour l’heure aussi incertain
qu’inquiétant. L’affaire ukrainienne n’est pas finie, ne
serait-ce que parce qu’on ne sait pas encore qui représente
exactement le nouveau pouvoir ukrainien. Si l’Ukraine choisit de
s’ancrer résolument à l’Ouest, la grande question est de savoir
comment réagira la partie orientale de l’Ukraine, qui est à la
fois la plus pro-russe et la plus industrialisée (la partie ouest ne
représente que le tiers de la production du PIB). Comment la Russie
pourrait-elle, de son côté, accepter qu’un gouvernement
radicalement antirusse dirige un pays dont la moitié de la
population est russe ? Toute tentative d’imposer une solution
par la force risque d’aboutir à la guerre civile et en fin de
compte à la partition d’un pays où les grandes lignes de partage
politiques, linguistiques et religieuses recoupent largement les
lignes de partage territoriales. On verrait alors se reproduire
le scénario qui a conduit à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie.Dans l’immédiat, le risque le plus grand est celui d’un pourrissement de la situation à Kiev, accompagné d’une série d’initiatives irresponsables (création de milices, etc.) et d’incidents isolés qui dégénéreraient en montée aux extrêmes. Ni l’Europe ni la Russie (qui va maintenant renforcer son alliance militaire avec la Chine) n’y ont intérêt. De l’autre côté de l’Atlantique, en revanche, les partisans de la guerre ne manquent pas.
— 7 —
Le déchaînement des médias occidentaux est révélateur
de leur degré de soumission à Washington. Poutine est régulièrement
décrit comme un « nouveau tsar », un « kagébiste »,
un « néo-soviétique », mais aussi un « fasciste »
et un « rouge-brun », alors que ce n’est pas lui qui a
déclenché la crise ukrainienne, et qu’il a plutôt fait preuve
dans cette affaire d’une extraordinaire patience. La Russie est
présentée, sinon comme une « dictature », alors qu’elle
n’a jamais connu un tel degré de démocratie dans son histoire, du
moins comme un régime « insuffisamment libéral »,
c’est-à-dire pas assez conforme aux exigences de la « société
ouverte ». Mais, comme l’a très bien vu Henry Kissinger,
« diaboliser Poutine n’est pas une politique, mais une
manière de masquer une absence de politique ».Certes, comme je l’ai dit plus haut, il n’y a pas lieu de considérer Poutine comme un « sauveur » qui épargnerait aux Européens de prendre eux-mêmes en mains leur destin. L’Europe n’a pas pour vocation de constituer la branche occidentale d’un grand empire russe (l’idée d’empire n’est pas réductible à l’impérialisme). Elle a, en revanche, le devoir d’admettre la nécessité d’une alliance avec la Russie dans le grand projet collectif d’une logique continentale eurasiatique, ce qui est tout différent.
La Russie, de son côté, aurait tout intérêt à admettre le pluralisme d’identités de ses voisins de l’ « étranger proche ». La colère ukrainienne s’est nourrie d’une tendance russe à nier l’identité ukrainienne qui n’est pas imaginaire, même si elle a parfois été exagérée. On n’en serait sans doute pas arrivé là si la Russie avait traité l’Ukraine sur un pied d’égalité et de réciprocité. Dans une logique fédérale, les identités locales doivent être respectées tout autant que les droits des minorités. Les notions de décentralisation, d’autonomie et de régionalisme doivent entrer dans la culture politique russe, tout comme elles doivent entrer dans la culture politique ukrainienne, qui n’y est visiblement pas plus disposée (comme le montre l’incroyable décision du nouveau gouvernement ukrainien de dénier à la langue russe le statut de seconde langue officielle). La notion de zone d’influence a un sens, et ce sens doit être reconnu, mais les pays « satellites » doivent désormais céder la place à des pays partenaires et alliés. Comme l’a écrit le Croate Jure Vujic, le « projet géopolitique grand-européen eurasiste doit être avant tout un projet fédérateur, de coopération géopolitique, fondé sur le respect de tous les peuples européens et sur le principe de subsidiarité » (*).
Alain de Benoist24/03/2014
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire