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mardi 1 avril 2014

Le fédéralisme, cheval de Troie de la stratégie russe en Ukraine

Cet article du monde date du 22 mars. Il est très pertinent car on constate que le fédéralisme est précisément ce qui a été proposé quelques jours plus tard par la Russie lors de la rencontre entre John Kerry et le Sergueï Lavrov (voir l'article du Figaro, publié le 31 mars, intitulé Moscou sort son plan)

Le volet politique de l'opération spéciale russe en Ukraine bat son plein. En attendant l'élection présidentielle du 25 mai, le débat s'engage sur l'avenir institutionnel du pays. Depuis des mois, des élus et des experts font la promotion, à Moscou ou en Ukraine même, de sa « fédéralisation », seule solution selon eux pour surmonter ses divisions. Vendredi 21 mars, le conseil régional de Lougansk, dans l'est du pays, réclamait un référendum sur une autonomie. Ce week-end, des rassemblements étaient annoncés sur ce thème à Kharkiv et à Donetsk. Les inquiétudes sincères d'une partie de la population orientale sont attisées par des militants aux visées politiques, locales ou russes.

« Fédéralisme » : le mot paraît innocent et civilisé. Il porte pourtant une charge explosive. Sa visée : empêcher tout pilotage politique du pays ne convenant pas aux intérêts du Kremlin. « Ils veulent remplacer le pouvoir central par des baronnies régionales, s'alarme Olexandre Souchko, directeur de recherche à l'Institut pour la coopération euro-atlantique, à Kiev. Le projet russe a pour but de rendre l'Etat dysfonctionnel. Il s'agit de donner un droit de veto à ces régions sur les grandes questions de politique intérieure ou même étrangère. »
Pour le politologue Volodymyr Fessenko, du centre d'études Penta, il s'agirait moins d'une fédéralisation que d'une « confédéralisation ». « Elle produirait un affaiblissement maximal de Kiev. Mais ce serait un scénario soft pour Moscou. Le scénario dur, c'est la partition du pays, qui concernerait sept régions de l'est et du centre. »
GRANDE CONFUSION SUR LE SUJET
Le 17 mars, le ministère des affaires étrangères, à Moscou, a publié une longue note posant les conditions d'une sortie de crise. L'un des points-clés est une nouvelle « Constitution fédérale », soumise à un référendum. Le ministère s'érige sans complexe en architecte des réformes à conduire dans un Etat voisin. Il demande l'élection des députés locaux et des gouverneurs, ainsi que de larges pouvoirs accordés aux régions « qui refléteraient leur identité culturelle et historique, en matière d'économie et de finance, de questions sociales, de langue, d'éducation et de relations interrégionales, tout en protégeant les droits des minorités ethniques ».
La grande confusion sur ce sujet vient du fait que, parallèlement à ces visées russes, le nouveau gouvernement à Kiev veut lui aussi bouger les lignes dans les rapports entre la capitale et les régions. Cette fois, le mot-clé est « décentralisation ». Le fédéralisme est un cheval de Troie ; la décentralisation un partage, une délégation. Dans une intervention télévisée, le 18 mars, le premier ministre ukrainien, Arseni Iatseniouk, a annoncé que son gouvernement conduirait une « réforme d'ampleur visant à préserver l'intégrité et l'unité du pays ».
Il s'agirait de transmettre « aux échelons administratifs inférieurs de larges prérogatives et des ressources, indispensables à leur développement ». La santé, les services communaux, seraient les premiers secteurs visés. Une police municipale serait créée. Les « spécificités » locales en matière d'éducation, de culture et d'histoire seraient respectées. Cette main tendue aux habitants de l'est et du sud n'a pas de précédent, et le chef du gouvernement a promis que cette décentralisation serait gravée dans une nouvelle Constitution.
POIDS EXCESSIF DE L'ÉTAT, CORRUPTION
« Elle est indispensable, je me bats pour cela depuis des années, indique Igor Koliouchko, directeur du Centre des réformes politiques et juridiques. Sans vraies ressources données aux autorités locales, on ne pourra éviter une répétition de ce qu'on a connu sous Ianoukovitch. » Comprendre : une concentration et une confiscation de tous les pouvoirs au service d'un groupe prédateur. Mais la source du mal est plus ancienne. Tous les responsables politiques en portent la responsabilité.
Poids excessif de l'Etat, corruption, mépris pour les spécificités des régions : les plaies sont identifiées depuis longtemps. Après la chute de l'URSS en 1991 et la proclamation de l'indépendance de l'Ukraine, l'ancienne nomenklatura avait troqué la cause communiste pour la souveraineté nationale, avec plus ou moins de sincérité et de ferveur. Dès lors, l'idée d'accorder des libertés aux régions apparaissait en contradiction avec l'affirmation d'un Etat fort. En outre, le contrôle des flux financiers n'incite guère au partage.
Les années ont passé. La « révolution orange » a eu lieu en 2004, suivie d'un gigantesque gâchis de la part des forces dites « pro-européennes ». Viktor Ianoukovitch a été élu président en 2010 sur la base d'un slogan reflétant les intérêts de sa formation : « Le pouvoir aux régions ». Il a fait le contraire dès son arrivée à la tête de l'Etat. Pendant ces dix ans, « orangistes » et régionalistes n'ont jamais avancé vers une décentralisation du pouvoir.
 « DÉCENTRALISER LE BUDGET AUX PROFITS DES RÉGIONS »
A présent, un consensus semble se dessiner. « Il faut décentraliser le budget aux profits des régions, explique la députée du Parti des régions Ioulia Lovotchkina, élue de Crimée. Aujourd'hui, ni le gouverneur ni le maire ne sont intéressés par le développement économique car il n'existe pas de lien entre les revenus des entreprises et leur propre budget. L'impôt sur les bénéfices doit donc rester sur place. »
Mais avant de mener à bien la décentralisation, encore faudrait-il que Kiev reprenne le contrôle du pays. Or la capitale est très affaiblie. La première décision du nouveau gouvernement a consisté à passer une alliance avec les oligarques, pour assurer un semblant de contrôle sur les grandes villes de l'est et du centre. Après la pacification, il faudra donc convenir avec eux d'une feuille de route.

Voir aussi la très bonne carte interactive du Monde consacrée aux territoires convoités par Poutine

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