| Plusieurs personnalités publiques, dont l'ancienne chef de la diplomatie américaine, Hillary Clinton, ont comparé le rattachement de la Crimée à la Russie par Vladimir Poutine à l'annexion en 1938 du territoire des Sudètes, germanophones, par l'Allemagne hitlérienne. Quelles sont les similitudes ?
Il
y a des d'abord des similitudes dans la rapidité avec laquelle
l'action est menée. Ce qui y fait penser, c'est l'invocation du
"principe des nationalités". Les populations allemandes
des Sudètes qui étaient minoritaires dans l'ensemble
tchécoslovaque, étaient effectivement majoritaires dans les
pourtours de la Bohème-Moravie. Hitler a joué la carte du "principe
des nationalités", pierre d'angle du système de Versailles et
du wilsonisme pour justifier son opération politico-militaire. En
vertu de cette théorie, dans différents pays de l'Europe
occidentale, en France, au Royaume-Uni, on a estimé qu'après tout
l'opération allemande pouvait se justifier.
Le
parallèle peut se faire aussi parce qu'à l'époque, on pouvait
diffuser des images qui montraient que les troupes allemandes étaient
accueillies avec des drapeaux allemands, que cela correspondait aux
vœux des populations locales et que le sang n'avait pas coulé.
Mais, à mon sens, la comparaison a ses limites et ne se justifie pas
tout à fait.
| Pourquoi ?
Dans
le cas de la Crimée, ce morceau de territoire ukrainien bénéficie
déjà d'un statut d'autonomie, c'est une grande différence avec les
Sudètes. Le particularisme de la Crimée dans l'ensemble ukrainien,
avec ses 58% de Russes, est reconnu et il n'y a pas eu de volonté de
la part de Kiev d'imposer de manière brutale le pouvoir central face
à ses minorités, ni de remettre en cause ses spécificités. Alors
que dans les Sudètes, il y avait un certain nombre de problèmes
entre Prague d'un côté et les minorités allemandes de l'autre.
Dans le cas présent, c'est une opération unilatérale alors
qu'aucune difficulté ne se posait en réalité sur le terrain.
Les
prétextes invoqués par Moscou ne sont que des prétextes. On est
face à une fantasmagorie menée par la propagande russe. Kiev
serait, selon la Russie, sous l'emprise d'un pouvoir
national-socialiste et il faut intervenir à toute vitesse pour
sauver les populations russes des mauvais traitements ukrainiens. On
est dans le mensonge pur et simple.
| Sauf que la comparaison est reprise par les pays occidentaux...
Ce
qui me gène, c'est qu'un certain nombre de pays européens, ont usé
et abusé de ce que ce que Isaiah Berlin appelle la "reductio ad
Hitlerum". Ce type d'image devient contre-productif. On n'a pas
besoin d'aller chercher jusqu'à l'Allemagne hitlérienne pour
trouver des précédents à ce type d'opération. Il suffit de
regarder les périodes précédentes de l'histoire russe et
soviétique.
| Lesquelles ?
Cette
opération sur la Crimée entre en résonance avec l'histoire de la
Russie bolchévique, qu'on appelle à partir de 1922, l'URSS. Il y a
toujours eu cette volonté de contrôler ce qui avait appartenu un
temps à l'empire des Tsars, et l'histoire s'est répétée pour
atteindre cet objectif. Ainsi, l'Ukraine a proclamé son indépendance
en 1917, au moment où la Russie tsariste s'est disloquée. La Russie
bolchévique a voulu reprendre son contrôle, de même qu'elle a
ensuite repris le contrôle de toute la Transcausasie, ce qu'on
appelle aujourd'hui le Caucase du Sud.
Ensuite,
grâce au pacte germano-soviétique, Staline a pris une partie du
territoire roumain en 1939 et en a fait ce qu'on appelle la Moldavie.
Il a tiré un trait sur les Etats baltes, qu'il avait réintégrés
de force dans l'URSS. Toujours dans le cadre du pacte
germano-soviétique, il a ôté, en 1939, à la Finlande une partie
de son territoire. Enfin, si la configuration n'est pas la même,
l'URSS est intervenue pour écrasé l'insurrection de Budapest en
1956 et le printemps de Prague en 1968.
| Vladimir Poutine parviendra-t-il à restaurer un semblant d'union soviétique ?
Le
projet géopolitique de l'union eurasiatique est assumé : on fait
semblant, surtout sur un plan européen, de ne pas vouloir
véritablement comprendre qu'il s'agit d'une simple rectification des
frontières, mais le projet politique est plus large. En 2008,
lorsque que la Russie est intervenue en Abkhazie ety en Ossétie du
Sud, on a voulu croire que c'était juste une anicroche, mais que
fondamentalement, Vladimir Poutine, malgré sa rugosité, restait un
partenaire pour l'Occident qu'il fallait ménager. Ce n'est pas du
tout le cas. Ce qui se passe en Ukraine vient confirmer cette volonté
de reconstituer une forme d'union post-soviétique. Il y a une
politique du ressentiment et un revanchisme très fort qui se
traduisent par du révisionnisme géopolitique. Concrètement, cela
veut dire une remise en cause des frontières en Europe. Il fait
rappeler que les frontières en Europe sont beaucoup plus récentes
qu'on ne le pense. 27% des frontières ont été tracées après 1989
et 1991. C'est extrêmement dangereux. A quoi peut-on s'attendre ?
Vladimir Poutine pourrait demander un corridor vers la Lituanie pour
accéder à l'envlave russe de Kaliningrad...
| D'un point de vue des pays Occidentaux, est-ce que l'histoire se répète aussi ?
-
Si on regarde les périodes antérieures, les pays occidentaux ne
formaient pas encore un ensemble unifié, n'étaient pas dans le même
système d'alliance, c'est une grande différence. Après la deuxième
guerre mondiale, on a vu se constituer un ensemble euro-atlantique
avec les Etats-Unis et le Canada et qui s'est ensuite élargi avec
l'Europe centrale et orientale. On a une configuration géopolitique
différente. Vladimir Poutine fait face à une sorte de Commonwealth
occidentale. D'ailleurs, sur la durée, il fait le pari de la
dislocation de cet ensemble occidental, de l'Union européenne, de
l'Otan, du retrait des Américains. Il a, par exemple, beaucoup misé
sur cette idée de la relation du pivot, selon laquelle les
Américains se désintéressent de l'Europe pour se redéployer vers
l'Asie Pacifique. Mais, en l'état actuel des choses, cela n'est pas
le cas.
En
revanche, chez les pays occidentaux, il y a toujours cette difficulté
à réagir en temps voulu et à anticiper qui tient à la pluralité
géopolitique. Même à l'époque de la guerre froide, l'Otan n'a
jamais été un seul bloc, d'un seul tenant. L'organisation a mis du
temps à afficher une position unifiée face à l'URSS. Aujourd'hui
encore, il reste très difficile de se mettre d'accord à 28, et puis
il faut ajouter le libre jeu de la société civile, des groupes
d'intérêts qui ont leur mot à dire. Mais, ce que nous a montré la
guerre froide c'est que, sur la durée, ces systèmes-là, malgré
leurs faiblesses, l'ont toujours emporté.
Référendum poutinien en Crimée, la régression soviétique
“Oui… ou oui”
La Cour constitutionnelle de Kiev était la seule habilitée à décréter et organiser ce référendum. Or, c’est une puissance étrangère et belligérante qui l’a imposé. Ensuite, il n’était absolument pas question de quorum à atteindre pour en valider les résultats, ce qui est une seconde fois anticonstitutionnel. Enfin, la question posée n’était pas de savoir si les gens étaient favorables à un rattachement à la Russie ou à une continuité au sein de l’Ukraine. Il s’agissait ni plus ni moins de se prononcer pour un rattachement immédiat ou après une courte période d’indépendance (1). Cela revenait en fait à dire soit “oui”, soit “oui”.“Tout n’aura été que mensonge”
Au-delà de l’intervention armée et du cynisme avec lequel ce processus a été mené, tout n’aura été que mensonge. Mensonge sur la “menace nazie” venue de Kiev (une rengaine servie des centaines de fois pendant la guerre froide et qui a servi entre autres à discréditer les Polonais de la diaspora dans les années 1950 lorsqu’ils ont commencé à réclamer la vérité sur le massacre de Katyn), tricherie lors des opérations de vote auxquelles les Tatars (2) et les Ukrainiens ont été dissuadés de participer par les menaces et les confiscations de passeports, mascarade sur la qualité des “votants” venus massivement de la Russie voisine et ajoutés à la main sur les listes d’électeurs, absence totale de transparence puisque les journalistes ont été exclus des opérations de décompte et que les quelques rares “observateurs” présents étaient triés sur le volet (par exemple, un représentant du Front national, parti politique très complice avec le maître du Kremlin !).“Il va falloir sortir de l’angélisme”
On peut parler d’un véritable Anschluss de la Crimée, qui sera sans aucun doute entériné dès demain à Moscou. À partir de là, sachant que Poutine ne tiendra aucun compte de l’avis des instances internationales – Onu y compris – avec lesquelles il ne collabore que lorsqu’elles servent ses intérêts exclusifs, il va falloir sortir immédiatement de l’angélisme dans lequel le “monde libre” semblait plongé depuis la chute de l’URSS et la fin de la guerre froide en 1991. Contrairement à ce qui s’est passé avec l’Allemagne, avec le procès de Nuremberg, il n’y a jamais eu aucune condamnation ferme et définitive des crimes de masse – auxquels il faut ajouter le génocide ukrainien en 1933 – commis pendant la période soviétique, ni une reconnaissance sincère et “humaine” des souffrances endurées par des dizaines de millions de personnes déportées, torturées, exilées, massacrées…Encore faudrait-il ajouter l’inévitable examen de conscience de ce fameux “monde libre” qui a prospéré pendant des décennies à l’ombre du Rideau de fer derrière lequel l’autre moitié de l’Europe dépérissait, dans le silence des conversations feutrées des chancelleries…
“L’homo sovieticus n’est pas mort”
Contrairement aux espérances d’Andreï Sakharov, l’homo sovieticus n’est pas mort. Il a produit en Vladimir Poutine un avatar particulièrement coriace qui, outre le fait de maintenir son propre peuple dans un état de semi-dictature autocratique, abhorre la démocratie, la liberté de la presse et tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin au libre arbitre. Autant dire qu’il renie tout ce pour quoi le reste de l’Europe s’est battu depuis la fin de la dernière guerre.La cérémonie des JO de Sotchi a surtout été l’occasion pour Vladimir Poutine de célébrer les valeurs soviétiques – au premier rang desquelles l’impérialisme – dont il ne reniera rien, fût-ce au mépris des accords internationaux et au risque de créer une conflagration au cœur même de l’Europe. Les tyrans ne se satisfont que du désordre et de la destruction. Poutine n’en a pas terminé avec l’Euromaïdan puisque, en ce moment, ses troupes massées à la frontière orientale de l’Ukraine et des bus d’activistes circulant entre Kharkiv et Donetsk essaient par tous les moyens de susciter des violences intercommunautaires, afin de justifier une nouvelle intervention “fraternelle” et de nouvelles annexions…
Après l’Ukraine, les pays Baltes ? D’autres ex-Républiques de l’URSS où la colonisation russe a installé d’importantes communautés exogènes ? L’appétit de Poutine n’a pas de limite, il est prêt à matraquer ses propres citoyens pour leur faire accepter ses aventures guerrières (ce qui a été le cas ce week-end à Moscou et Saint-Pétersbourg) et il représente un véritable danger pour la paix et la coopération en Europe et dans le monde. La Russie poutinienne vient de bouleverser la façon d’envisager les relations internationales. Nous allons devoir nous y adapter en urgence !
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