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vendredi 4 avril 2014

Réponse à Alain de Benoist 2

  Réponse au paragraphe 2 de l'article d'Alain de Benoist consacré à la crise en Ukraine
(à lire en bas de page)

ADB ne fait pas dans la tempérance. S'agissant d'un auteur qui critique si souvent le manichéisme, on peut s'étonner de constater que pour lui, l' « Empire américano-occidental », c'est le grand Satan, et que la Russie devient une Sainte. Je suis beaucoup plus nuancé.

ADB suggère que la guerre froide n'a jamais pris fin. Je conteste cette hypothèse. Je n'irai pas jusqu'à dire que les Etats-Unis et la Russie étaient devenus les meilleurs amis du monde. Mais j'affirme qu'il y avait bien eu un réchauffement des relations entre les deux grandes puissances au cours des dernières décennies.

Ainsi, concernant la Syrie, les Etats-Unis ne se sont-ils pas finalement alignés sur la position Russe? Cette dernière était ravie de s'imposer face aux occidentaux mais cherchait avant tout à défendre ses intérêts et pas à s'opposer aux Etats-Unis, lesquels n'avaient pas une envie folle de s'engager dans une guerre et n'étaient pas mécontents de la proposition Russe (on notera, sur cette question, que la France s'est ridiculisée, encore une fois. Passons).
Ainsi, en Iran et en Corée du Nord, Moscou et Washington partagent les mêmes objectifs de non-prolifération, et ne divergent que sur la stratégie à adopter.
Ainsi, après les attentats du 11 septembre, Bush et Poutine s'étaient parfaitement entendus pour combattre le « terrorisme islamiste ». Ce n'est pas un hasard si l'extermination par les russes de 20% de la population tchétchène est passée à peu près inaperçue. Pas un hasard non plus que les russes ne se soient aucunement offusqués des opérations américaines en Afghanistan.
Ainsi, du côté occidental, la logique s'oriente davantage vers une coopération avec Moscou que vers une confrontation néfaste pour les deux camps. Dès qu'il fut élu Président, Obama a rapidement proposé un nouveau traité de réduction des armements nucléaires. Il a en outre abandonné l’idée d’installer un site de défense antimissile en Pologne, et proposé une relance de la coopération sur ces systèmes.
Ainsi, concernant la Géorgie en 2008 ou l'Ukraine en 2014, l'Union européenne en multipliant les tentatives de médiation, a montré qu'elle n'était aucunement dans une logique de confrontation. Même en Ukraine, on ne peut pas dire que les occidentaux se soient pressés, depuis vingt ans, d'attirer Kiev hors de la sphère d'influence russe.
Seulement voilà : Poutine, lui, cherche à rejouer la guerre froide, à neutraliser ou à vassaliser les pays frontaliers (en utilisant le considérable moyen de pression qu'est l'énergie), à canaliser le peuple russe autour d'un pouvoir « fort » (centré autour de sa personne) nécessaire pour contrer une prétendue menace occidentale.

Bref, contrairement à l'hypothèse d'ADB, je considère que la « guerre froide » n'était pas très virulente ces derniers temps, et qu'elle ne réapparaît subitement que par les agissements de la Russie poutinisée.
Pour appuyer sa thèse d'une guerre froide qui ne se serait jamais apaisée, ADB évoque les mensonges de l'OTAN.
C'est vrai : l'OTAN a menti. À la dissolution du pacte de Varsovie (alliance militaire pilotée par la Russie), l'OTAN n'avait pas à implanter de bases dans les pays de l'ex-URSS. Je suppose que les pays nouvellement « libérés » devaient être demandeurs d'une force de protection, et l'OTAN ne devait être que trop heureuse de cette demande. Toujours est-il qu'après la réunification de l'Allemagne, promesse avait était faite de ne plus se déployer vers l'est. La Russie a dû très justement se sentir bernée.
Je ferais deux remarques à ce sujet.
Premièrement, de nombreux occidentaux regrettaient cette implantation dans les pays de l'est. Le républicain Robert Gates, ancien patron de la CIA et ex-secrétaire à la défense, pas vraiment un tendron pacifiste, a écrit : « « L'extension de l'OTAN, si rapidement après l'effondrement de l'Union soviétique, à nombre des Etats jusqu'alors sous la tutelle de Moscou, fut une erreur. Les Occidentaux, et particulièrement les Etats-Unis, n'ont pas mesuré l'ampleur de l'humiliation ressentie par les Russes, avec l'éclatement de l'URSS qui revenait pour eux à tirer un trait sur un empire vieux de plusieurs siècles. »
Deuxièmement, il faut souligner que les Etats-Unis se désintéressaient de plus en plus de l'OTAN. Obama était bien plus préoccupé par les échanges avec l'Asie ou encore par la façon de quitter l'Afghanistan que par une hypothétique menace russe. Notons que depuis les années 1990, on assiste à une baisse continue des effectifs militaires des membres de l'OTAN - essentiellement Européens - passant de 5 776 000 militaires en 1990, 4 508 000 en 2000 à 3 579 000 en 2010 malgré l'arrivée de nouveaux membres depuis 1999. En 2009 était prévue une refonte des structures de l'OTAN avec une forte baisse des effectifs.
Las, les agissements et les vues expansionnistes de la Russie auront ravivé un OTAN en voie de régression. De leurs côtés, les pays Baltes doivent aujourd'hui se féliciter d'avoir adhéré à l'Organisation.

Dans le dernier paragraphe de cette partie 2, ADB parle d'un « bloc continental » européen sans préciser les contours de ce bloc. Je suppose que ce n'est pas une « Europe » de Brest à Vladivostock dont il est question. Je sais que certains auteurs de la Nouvelle Droite ont une vision idéalisée de la Russie, et ont des rêves un peu mégalomanes et complètement irréalistes. Je ne vais pas m'attarder là-dessus ; je rappelle simplement que l'Europe géographique s'arrête, côté est, à l'Oural, et qu'au-delà commence le continent asiatique.
Pour ADB, toute l’action des Etats-Unis viserait à empêcher la formation d’un grand « bloc continental » en persuadant les Européens que leurs intérêts sont contraires à ceux de la Russie, alors qu’ils sont en réalité parfaitement complémentaires. Il parvient à cette conclusion en considérant que depuis la fin de la 2de Guerre Mondiale jusqu'à nos jours, la guerre froide ne s'est jamais terminée. J'ai montré plus haut que cette hypothèse ne tenait pas : je pense que dans la tête de Poutine (et d'ADB), en effet, la guerre froide n'a jamais cessé, mais que les autres nations dans le monde avaient tourné cette page. En montrant cela, la thèse selon laquelle « toute l'action des Etats-Unis viserait à empêcher la formation d’un grand « bloc continental » » s'effondre. On le constate d'ailleurs dans les faits. Par exemple, les échanges commerciaux entre la Russie et l'Europe sont très important dans de nombreux secteurs : énergie, automobile, armement, produits de luxe... C'est ce qui explique que l'UE a hésité et hésite toujours (du coup, les Etats-Unis deviennent l'interlocuteur principal de la Russie) dans les réactions qu'il faut avoir à l'égard de Poutine suite à l'annexion de la Crimée. Les Etats-Unis ont-ils empêché ces échanges commerciaux? Non. Autre exemple : l'UE. Les Etats-Unis sont-ils coupables de la façon dont l'UE se construit? N'ont-ils pas laissé l'Union se construire comme elle l'entendait? Les Etats-Unis se sont-ils opposés à la création de la monnaie unique? Est-ce l'Amérique qui dicte la politique européenne de l'UE? Non. Peut-être est-ce à certains dirigeants de pays européens qu'il faut s'en prendre, et non pas systématiquement aux Etats-Unis. Concernant le marché transatlantique, je ne sais pas dans les détails de quoi il retourne, mais d'après ce que j'ai compris, ce n'est pas une bonne chose. Mais ce marché est-il imposé de manière coercitive? Non. Les Etats-Unis le propose car c'est leur intérêt. Mais proposer n'est pas imposer. De Gaulle, en son temps, avait su s'opposer à l'implantation de bases de l'OTAN en France. Le Chili, récemment, a su repousser la "loi Monsanto".  Si ce marché se réalise, la faute en reviendra avant tout aux dirigeants européens qui n'auront pas décliné l'offre.

Pierre Aron


vidéo : la création de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord :



 L'article d'ADB :

L’affaire ukrainienne est une affaire complexe et aussi une affaire grave (à une autre époque et en d’autres circonstances, elle aurait très bien pu donner lieu à une guerre régionale, voire mondiale). Sa complexité résulte du fait que les données dont on dispose peuvent amener à porter sur elle des jugements contradictoires. En pareille circonstance, il faut donc déterminer ce qui est essentiel et ce qui est secondaire. Ce qui est essentiel pour moi est le rapport de forces existant à l’échelle mondiale entre les partisans d’un monde multipolaire, dont je fais partie, et ceux qui souhaitent ou acceptent un monde unipolaire soumis à l’idéologie dominante que représente le capitalisme libéral. Dans une telle perspective, tout ce qui contribue à diminuer l’emprise américano-occidentale sur le monde est une bonne chose, tout ce qui tend à l’augmenter en est une mauvaise.
L’Europe ayant aujourd’hui abandonné toute volonté de puissance et d’indépendance, c’est de toute évidence la Russie qui constitue désormais la principale puissance alternative à l’hégémonisme américain, sinon à l’idéologie dominante dont l’Occident libéral est le principal vecteur. L’ « ennemi principal » est donc à l’Ouest.
Je n’éprouve pour autant aucune sympathie pour le président ukrainien déchu. Yanoukovitch était de toute évidence un personnage détestable, en même temps qu’un autocrate profondément corrompu. Poutine lui-même a fini par s’en rendre compte – un peu tard, il est vrai. Je ne suis pas non plus un inconditionnel de Vladimir Poutine, qui est de toute évidence un grand homme d’Etat, très supérieur à ses homologues européens et américains, et aussi un praticien averti des arts martiaux acquis aux principes du réalisme politique, mais qui est aussi beaucoup plus un pragmatique qu’un « idéologue ». Cela ne change rien au fait que, pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, la « révolution de Kiev » a servi avant tout les intérêts américains.
J’ignore si les Américains ont inspiré, voire financé cette « révolution » comme ils avaient déjà inspiré et financé les précédentes « révolution colorées » (Ukraine, Géorgie, Kirghizistan, etc.), en cherchant à canaliser des mécontentements populaires souvent justifiés pour intégrer les peuples dans l’orbite économique et militaire occidentale. Le fait est, en tout cas, qu’ils l’ont soutenue dès le départ sans aucune ambiguïté. Le nouveau premier ministre ukrainien, l’économiste et avocat milliardaire Arseni Yatseniouk, qui n’avait obtenu que 6,9% des voix à l’élection présidentielle de 2010, s’est d’ailleurs tout de suite précipité à Washington où Barack Obama l’a reçu dans le Bureau ovale, honneur généralement réservé aux chefs d’Etat. Sauf retournement imprévisible, les événements qui ont abouti à l’éviction brutale du chef de l’Etat ukrainien à la suite des manifestations de la Place Maïdan ne peuvent donc pas être considérés comme une bonne chose par tous ceux qui luttent contre l’hégémonie mondiale des Etats-Unis.
— 2 —
On parle partout d’un « retour à la guerre froide ». Il faudrait plutôt se demander si elle a jamais pris fin. A l’époque de l’Union soviétique, les Américains développaient déjà une politique qui, sous couvert d’anticommunisme, était fondamentalement antirusse. La fin du système soviétique n’a rien changé aux données fondamentales de la géopolitique. Elles les a, au contraire, rendues plus évidentes. Depuis 1945, les Etats-Unis ont toujours cherché à empêcher l’émergence d’une puissance concurrente dans le monde. L’Union européenne étant réduite à l’impuissance et à la paralysie, ils n’ont jamais cessé de voir dans la Russie une menace potentielle pour leurs intérêts. Au moment de la réunification allemande, ils s’étaient solennellement engagés à ne pas chercher à étendre l’OTAN dans les pays de l’Est. Ils mentaient. L’OTAN, qui aurait dû disparaître en même temps que le Pacte de Varsovie, a non seulement été maintenu, mais il s’est étendu à la Pologne, à la Slovaquie, à la Hongrie, à la Roumanie, à la Bulgarie, à la Lituanie, à la Lettonie et à l’Estonie, c’est-à-dire jusqu’aux frontières de la Russie. L’objectif est toujours le même : affaiblir et encercler la Russie en déstabilisant ou en prenant le contrôle de ses voisins.
Toute l’action des Etats-Unis vise ainsi à empêcher la formation d’un grand « bloc continental » en persuadant les Européens que leurs intérêts sont contraires à ceux de la Russie, alors qu’ils sont en réalité parfaitement complémentaires. Telle est la raison pour laquelle l’ « intégrité territoriale » de l’Ukraine leur importe plus que l’intégrité historique de la Russie. « Revenir à la guerre froide », pour les Américains, c’est revenir aux conditions les plus propices à la mise en sujétion de l’Europe par Washington. Le projet de « grand marché transatlantique » actuellement en cours de négociation entre l’Union européenne et les Etats-Unis va également dans ce sens.
— 3 —
 La complication vient du caractère hétérogène de l’opposition à Yanoukovitch. La presse occidentale a généralement présenté cette opposition comme « pro-européenne », ce qui est un mensonge évident. Parmi les opposants à l’ancien président ukrainien, on trouve en réalité deux tendances totalement opposées : d’un côté, ceux qui veulent effectivement se lier étroitement à l’Occident et rêvent d’intégrer l’OTAN sous parapluie américain ; de l’autre, ceux qui aspirent à une « Ukraine ukrainienne » indépendante de Moscou comme de Washington ou de Bruxelles. Le seul point commun de ces deux tendances est leur allergie totale à la Russie. Les manifestations de la Place Maïdan ont donc d’abord été des manifestations antirusses, et c’est en tant que « président pro-russe » que Yanoukovitch a été destitué.
Les nationalistes ukrainiens, regroupés dans des mouvements comme « Svoboda » ou « Secteur droite » (Pravy Sektory), sont régulièrement présentés dans la presse comme des extrémistes et des nostalgiques du nazisme. Comme je ne les connais pas, j’ignore si c’est vrai. Certains d’entre eux semblent bien être les tenants d’un ultra-nationalisme convulsif et haineux que j’exècre. Mais il n’est pas évident que tous les Ukrainiens désireux d’indépendance vis-à-vis de la Russie comme des Etats-Unis partagent les mêmes sentiments. Beaucoup d’entre eux ont lutté sur la Place Maïdan, sans avoir le sentiment d’être manipulés,  avec un courage qui mérite le respect. Toute la question est de savoir s’ils ne seront pas dépossédés de leur victoire par une « révolution » dont l’effet principal aura été de remplacer le « grand frère russe » par le Big Brother américain.
 — 4 —
 En ce qui concerne la Crimée, les choses sont à la fois plus claires et plus simples. Depuis au moins quatre siècles, la Crimée est un territoire russe peuplé essentiellement de populations russes. Elle abrite aussi la flotte russe, Sébastopol constituant le point d’accès de la Russie aux « mers chaudes ». S’imaginer que Poutine pourrait tolérer que l’OTAN prenne le contrôle de cette région est évidemment impensable. Mais il n’a pas eu besoin d’agir en ce sens, puisque lors du référendum du 16 mars, près de 97% des habitants de la Crimée ont exprimé sans équivoque leur désir d’être rattachés à la Russie, ou plus exactement d’y revenir, puisqu’ils en avaient été coupés arbitrairement en 1954 par une décision de l’Ukrainien Nikita Khrouchtchev. Cette décision d’attribuer administrativement la Crimée à l’Ukraine s’était faite à l’époque dans le cadre de l’Union soviétique – elle était donc sans grandes conséquences – et sans aucune consultation de la population concernée. L’ampleur du vote du 16 mars, doublée d’un taux de participation de 80%, ne laisse aucun doute sur la volonté du peuple de Crimée.
Parler dans ces conditions d’un « Anschluss » de la Crimée, faire la comparaison avec les interventions de l’URSS en Hongrie (1956) ou en Tchécoslovaquie (1968), est donc tout simplement ridicule. Dénoncer ce référendum comme « illégal » l’est plus encore. La « révolution » du 21 février a en effet mis un terme à l’ordre constitutionnel ukrainien, puisqu’elle a substitué un pouvoir de fait à un président régulièrement élu, ce qui a entraîné la dissolution de la Cour constitutionnelle ukrainienne. C’est d’ailleurs pour cette raison que les dirigeants de la Crimée, estimant que les droits de cette région autonome n’étaient plus garantis, ont décidé d’organiser un référendum sur son avenir. On ne peut à la fois reconnaître un pouvoir né d’une rupture de l’ordre constitutionnel, qui libère tous les acteurs de la société de leurs contraintes constitutionnelles, et en même temps se référer à ce même ordre constitutionnel pour déclarer « illégal » le référendum en question. Vieil adage latin : Nemo auditur propriam turpitudinem allegans (« Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude »).
En apportant dès le 21 février dernier leur appui à un nouveau gouvernement ukrainien directement issu d’un coup d’Etat, les Américains ont par ailleurs démontré que leur souci de « légalité » est tout relatif. En agressant la Serbie, en bombardant Belgrade, en soutenant en 2008 la sécession et l’indépendance du Kosovo, en déclarant la guerre à l’Irak, à l’Afghanistan ou à la Libye, ils ont aussi montré le peu de cas qu’ils font du droit international, comme d’un principe d’ « intangibilité des frontières » qu’ils n’invoquent que lorsque cela les arrange. Au demeurant, les Etats-Unis semblent avoir oublié que leur propre pays est né d’une sécession vis-à-vis de l’Angleterre… et que le rattachement de Hawaï aux Etats-Unis, en 1959, ne fut autorisé par aucun traité.
Les dirigeants européens et américains, qui s’arrogent la qualité de seuls représentants de la « communauté internationale », n’ont pas contesté le référendum qui, voici quelques années, a séparé l’île de Mayotte des Comores pour la rattacher à la France. Ils admettent qu’en septembre prochain les Ecossais pourront se prononcer par référendum sur une éventuelle indépendance de l’Ecosse. Pourquoi les habitants de la Crimée n’auraient-ils pas les mêmes droits que les Ecossais ? Les commentaires des dirigeants européens et américains sur le caractère « illégal et illégitime » du référendum de Crimée montrent seulement qu’ils n’ont rien compris à la nature de ce vote, et qu’ils refusent de reconnaître à la fois le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la souveraineté du peuple qui est le fondement de la démocratie.
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Quant aux menaces de « sanctions » économiques et financières brandies par les Occidentaux contre la Russie, elles prêtent à sourire, et Poutine n’a pas eu tort de dire ouvertement combien elles l’indiffèrent. Poutine sait que l’Union européenne n’a aucun pouvoir, aucune unité, aucune volonté. A juste raison, il n’accorde aucun crédit à des pays qui prétendent « défendre les droits de l’homme » mais ne peuvent se passer de l’argent des oligarques. Comme disait Bismarck : « La diplomatie sans les armes, c’est la musique sans les instruments ». Poutine sait que l’Europe est déliquescente, qu’elle n’est plus capable que de gesticulations et de provocations verbales, et que les Etats-Unis eux-mêmes la regardent comme quantité négligeable (« Fuck the European Union ! », comme disait Victoria Nuland). Il sait surtout que, s’ils voulaient vraiment « sanctionner » la Russie, les Occidentaux se sanctionneraient eux-mêmes, car ils s’exposeraient à des représailles de grande ampleur dont ils ne sont visiblement pas prêts à payer le prix. C’est la vieille histoire de l’arroseur arrosé.
Il suffit de rappeler ici que le gaz et le pétrole russes représentent environ le tiers de l’approvisionnement énergétique des 28 pays de l’Union européenne, pour ne rien dire de l’ampleur des investissements européens, notamment allemands et britanniques, en Russie. On ne compte aujourd’hui pas moins de 6000 sociétés allemandes actives sur le marché russe. En France, le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius a menacé la Russie de ne pas lui livrer deux navires porte-hélicoptères de type « Mistral » actuellement en construction aux chantiers de Saint-Nazaire. Dans un pays où l’on compte déjà plus de cinq millions de chômeurs, la conséquence serait la perte de plusieurs milliers d’emplois… Quant aux Etats-Unis, s’ils cherchent à geler les actifs russes à l’étranger, ils s’exposent à voir en retour geler le remboursement des crédits que les banques américaines ont accordés à des structures russes.
L’Ukraine est aujourd’hui un pays ruiné. Elle aura le plus grand mal à se passer du soutien économique de la Russie et à remédier à la fermeture du marché de la CEI (la Russie représentait jusqu’à présent 20% de ses exportations et 30% de ses importations). On voit mal, par ailleurs, les Européens trouver les moyens de lui apporter une aide financière qu’ils ne veulent même plus accorder à la Grèce : compte tenu de la crise qu’elle traverse depuis 2008, l’Union européenne n’est tout simplement plus en mesure de débloquer des sommes de plusieurs milliards d’euros. En proie à leurs propres problèmes, à commencer par des déficits colossaux, les Etats-Unis voudront-ils soutenir l’Ukraine à bout de bras ? On peut en douter. Les chèques de Washington et du Fonds monétaire international (FMI) ne régleront pas les problèmes de l’Ukraine.
 — 6 —
 L’avenir reste pour l’heure aussi incertain qu’inquiétant. L’affaire ukrainienne n’est pas finie, ne serait-ce que parce qu’on ne sait pas encore qui représente exactement le nouveau pouvoir ukrainien. Si l’Ukraine choisit de s’ancrer résolument à l’Ouest, la grande question est de savoir comment réagira la partie orientale de l’Ukraine, qui est à la fois la plus pro-russe et la plus industrialisée (la partie ouest ne représente que le tiers de la production du PIB). Comment la Russie pourrait-elle, de son côté, accepter qu’un gouvernement radicalement antirusse dirige un pays dont la moitié de la population est russe ? Toute tentative d’imposer une solution par la force risque d’aboutir à la guerre civile et en fin de compte à la partition d’un pays où les grandes lignes de partage politiques, linguistiques et religieuses recoupent largement les lignes de partage territoriales. On verrait alors se reproduire le scénario qui a conduit à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie.
Dans l’immédiat, le risque le plus grand est celui d’un pourrissement de la situation à Kiev, accompagné d’une série d’initiatives irresponsables (création de milices, etc.) et d’incidents isolés qui dégénéreraient en montée aux extrêmes. Ni l’Europe ni la Russie (qui va maintenant renforcer son alliance militaire avec la Chine) n’y ont intérêt. De l’autre côté de l’Atlantique, en revanche, les partisans de la guerre ne manquent pas.
 — 7 —
 Le déchaînement des médias occidentaux est révélateur de leur degré de soumission à Washington. Poutine est régulièrement décrit comme un « nouveau tsar », un « kagébiste », un « néo-soviétique », mais aussi un « fasciste » et un « rouge-brun », alors que ce n’est pas lui qui a déclenché la crise ukrainienne, et qu’il a plutôt fait preuve dans cette affaire d’une extraordinaire patience. La Russie est présentée, sinon comme une « dictature », alors qu’elle n’a jamais connu un tel degré de démocratie dans son histoire, du moins comme un régime « insuffisamment libéral », c’est-à-dire pas assez conforme aux exigences de la « société ouverte ». Mais, comme l’a très bien vu Henry Kissinger, « diaboliser Poutine n’est pas une politique, mais une manière de masquer une absence de politique ».
Certes, comme je l’ai dit plus haut, il n’y a pas lieu de considérer Poutine comme un « sauveur » qui épargnerait aux Européens de prendre eux-mêmes en mains leur destin. L’Europe n’a pas pour vocation de constituer la branche occidentale d’un grand empire russe (l’idée d’empire n’est pas réductible à l’impérialisme). Elle a, en revanche, le devoir d’admettre la nécessité d’une alliance avec la Russie dans le grand projet collectif d’une logique continentale eurasiatique, ce qui est tout différent.
La Russie, de son côté, aurait tout intérêt à admettre le pluralisme d’identités de ses voisins de l’ « étranger proche ». La colère ukrainienne s’est nourrie d’une tendance russe à nier l’identité ukrainienne qui n’est pas imaginaire, même si elle a parfois été exagérée. On n’en serait sans doute pas arrivé là si la Russie avait traité l’Ukraine sur un pied d’égalité et de réciprocité. Dans une logique fédérale, les identités locales doivent être respectées tout autant que les droits des minorités. Les notions de décentralisation, d’autonomie et de régionalisme doivent entrer dans la culture politique russe, tout comme elles doivent entrer dans la culture politique ukrainienne, qui n’y est visiblement pas plus disposée (comme le montre l’incroyable décision du nouveau gouvernement ukrainien de dénier à la langue russe le statut de seconde langue officielle). La notion de zone d’influence a un sens, et ce sens doit être reconnu, mais les pays « satellites » doivent désormais céder la place à des pays partenaires et alliés. Comme l’a écrit le Croate Jure Vujic, le « projet géopolitique grand-européen eurasiste doit être avant tout un projet fédérateur, de coopération géopolitique, fondé sur le respect de tous les peuples européens et sur le principe de subsidiarité » (*).
 Alain de Benoist24/03/2014



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