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lundi 19 décembre 2016

En Ukraine, aux avant-postes d’une guerre immobile

L’armée ukrainienne et les séparatistes du Donbass équipés et encadrés par la Russie mènent une guerre de tranchée sur une bande de terre dévastée.

Les treillis ruisselants de pluie, les trois soldats ukrainiens ont fait halte au pied d’une croix, plantée au milieu de l’école en ruine. Konstantin, Youri et Natacha murmurent une prière et se recueillent en silence.
« Un de nos gars est tombé ici, touché par un tir de mortier des séparatistes », lâche Konstantin Shramko à travers les hurlements du vent. L’ancien mineur aux mains épaisses effectue ce jour-là une de ses dernières patrouilles sur la ligne de front qui divise l’Est de l’Ukraine.

Pisky, ville fantôme de la banlieue de Donetsk

Deux semaines plus tard, ce père de deux enfants a trouvé la mort lors d’un bombardement des rebelles de la république autoproclamé de Donetsk. Son nom s’est ajouté à la liste des quelque 10 000 victimes de cette guerre négligée qui continue pourtant de tuer ou blesser sept personnes en moyenne chaque jour. Membre d’une unité de reconnaissance de la 128e brigade de Transcarpatie (oblast situé dans l’ouest de l’Ukraine), Konstantin Shramko défendait les ruines d’une ville fantôme de la banlieue de Donetsk : Pisky.
Il savait qu’ici, la mort tombe du ciel. Les obus séparatistes ont chassé les habitants de l’ex-cité cossue qui était habité avant la guerre par des entrepreneurs aisés, des fonctionnaires bien notés ou des dignitaires du parti des régions de l’ex-président pro-russe Viktor Ianoukovitch.
Deux ans après le début des premiers bombardements, les herbes folles ont envahi les villas éventrées. « C’était une ville superbe », explique en russe le soldat ukrainien Youri, originaire de la région. À moins d’un kilomètre, deux tours d’habitations se détachent, inquiétantes, dans l’horizon blanchâtre.

Dans l’église, les journées s’étirent à l’infini

Les séparatistes ont planté leurs drapeaux et caché leurs snipers sur les étages supérieurs de ces immeubles criblés d’impacts de projectiles. Dans le camp d’en face, les Ukrainiens de la 128e brigade de Transcarpatie guettent nuit et jour les deux tours par les fenêtres d’une église orthodoxe aux murs de briques épais comme des murailles.
Songeur, Konstantin Shramko caresse une des icônes posées à l’écart des caisses de munition. Les jours de fête religieuse, un prêtre orthodoxe vient bénir la troupe et faire une prière sous le dôme qui laisse passer la lumière depuis qu’un obus en a transpercé le toit.
Dans l’église, les journées s’étirent à l’infini. On appelle sa famille. On démonte et on remonte son fusil. Des guetteurs notent dans leur calepin les aller et venus de l’ennemi. Parfois, des tirs claquent à l’improviste. Chacun s’abrite et réplique.

L’alternance du silence et du fracas des obus

« Un jour, ce sont des saboteurs qui essaient d’enfoncer nos lignes, un autre ce sont leurs artilleurs qui nous disent bonjour », sourit Emmanuel. Agé de 21 ans, l’homme en paraît dix de plus avec sa barbe fourni et ses yeux qui en ont vu beaucoup.
Venu de la lointaine Transcarpatie, il s’est engagé pour « combattre les Russes avant qu’ils arrivent dans mon village » situé à la frontière de la Slovaquie.
La guerre dans le Donbass, vu par ses acteurs, c’est d’abord l’alternance du silence et du fracas des obus. Tenant dans sa main une tasse de café tiède, Emmanuel décrit des combats absurdes et sans issu : « Dès que le jour baisse, l’ennemi commence par des tirs de rafales pour vérifier qu’on est bien là. Puis les mortiers se mettent en action et enfin les canons de 120 millimètres. Mais parfois, ils démarrent directement par de l’artillerie lourde. Il leur arrive aussi de respecter les accords de paix lorsqu’ils sont de bonne humeur. »

« Les violations du cessez-le-feu sont quotidiennes »

Dans cette guerre immobile, les Ukrainiens ne restent pas toujours l’arme au pied. « Les violations du cessez-le-feu sont quotidiennes », précisent à longueur de rapports les observateurs de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE) qui refusent de blâmer un belligérant plus qu’un autre. « Ils nous tirent dessus, on est bien obligé de faire usage de l’artillerie, malgré les accords de Minsk », rétorque un homme de la 128e brigade.
À défaut de gagner ou perdre du terrain, les défenseurs de Pisky s’enterrent. Ils apprennent à connaître chaque buisson, fossé, relief accidenté ou champs minés autour de l’église.
Ils dorment dans les catacombes chauffés par un poêle centenaire et se nourrissent de sachets de pâtes et des soupes que leur ont concoctés des organisations de volontaires. Emmanuel et ses compagnons regardent à l’occasion ce qu’ils désignent avec ironie comme « la télévision des bonnes nouvelles » : la chaîne séparatiste diffusée par la puissante antenne de Donetsk.

La guerre du Donbass est devenue une affaire de professionnels

Les hommes de la brigade ont tous signé un contrat d’engagement. Youri et Konstantin ont pris les armes dès le printemps 2014 en rejoignant les volontaires du bataillon Dnipro, lequel a fusionné avec l’armée régulière en 2015.
Emmanuel termine son contrat en décembre et se prépare à rempiler. Après le départ des derniers conscrits en octobre 2016, les nouveaux appelés du contingent servent désormais à l’arrière. La guerre du Donbass est devenue une affaire de professionnels.
Entre les chômeurs attirés par une paie supérieure à la moyenne des salaires, les jeunes en mal d’aventure, les groupes nationalistes et les vrais patriotes, la relève suffit à défendre les positions figées en février 2015 par le cessez-le-feu de Minsk. Le gouvernement de Kiev s’épargne au passage de longs débats sur l’impôt du sang qu’exige la poursuite du conflit. « On est prêt à mourir pour notre terre et pour nos familles, assurait Konstantin avant sa disparition. Quand les offensives reprendront, les Russes ne risqueront pas leur vie pour les intérêts de Poutine. »

« Les Européens comprennent-ils que nous les défendons contre la Russie ? »

Les mois passés dans les tranchées ont creusé une frontière qui ne dit pas son nom dans la tête des combattants du Donbass. Pour les hommes de la 128e brigade, l’ennemi est forcément un « Russe », jamais un compatriote ukrainien. « On les entend à la radio, assure Youri. Ils parlent avec un accent tchétchène ou des intonations typiquement russes. Les Européens comprennent-ils que nous les défendons contre la Russie ? »
Du bout des lèvres, cet entrepreneur quadragénaire admet que certains de ses voisins ont pu choisir l’autre camp. À l’entendre, il s’agit surtout de « drogués », de « ratés », « d’aventuriers » à la recherche d’argent facile.
Youri plonge en lui-même pour remonter le fil de sa guerre. L’impréparation des premiers mois. Les soldats envoyés au front sans gilets pare-balle. La mort d’un quart de son unité durant les durs combats de 2014. Jusqu’à la naissance d’une armée nationale.

Des maisons en bois éventrés et des villages à l’abandon

« Aujourd’hui, nous ne manquons pas d’équipement mais notre matériel est moins moderne que celui d’en face », note-t-il en montrant sa kalachnikov presque aussi âgée que lui. Cachés à l’intérieur d’immeubles ravagés, stationnent les engins blindés de la brigade, essentiellement de la ferraille soviétique dont on ne compte plus les passages au garage.
À droite et à gauche de Pisky, la ligne de front s’étire sur des centaines de kilomètres, enserrant entre ses barrages tenus par les militaires, des terrils, des mines inondées, des usines rouillés, des ponts explosés, des maisons en bois éventrés et des villages à l’abandon. On y croise aussi des habitants qui détestent en silence les envahisseurs en uniforme, quel que soit la couleur de leur drapeau. « Les combattants se moquent des civils », constate Radiom Lebedev, conseiller municipal du village d’Opytne, à deux kilomètres de Pisky.
L’homme au regard désemparé ouvre un registre dans lequel il continue de recenser les destructions des maisons. Il garde à part la liste des voitures volées et des violences perpétrées par des soldats ukrainiens dont il dit avoir été lui-même victime à deux reprises. « Mais je sais que de l’autre côté, les civils prisonniers de la ligne de front subissent les mêmes exactions, les mêmes souffrances et les mêmes bombardements », admet ce carrossier d’une voix lasse.
Lui ne fuira pas. Son père est enterré au cimetière du village. Il prévoit d’y reposer un jour, au milieu des tombes des victimes civiles et militaires de la guerre du Donbass.
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repères

De l’insurrection à la guerre

Avril 2014. Dans l’Est frontalier de la Russie, des manifestants pro-russes s’emparent de bâtiments officiels à Kharkiv, Donetsk et Lougansk. Le 13 avril, Kiev déclenche une « opération antiterroriste » pour reprendre les zones contrôlées par les séparatistes.
25 août 2014. Début d’une contre-offensive des rebelles qui infligent une série de défaites à l’armée ukrainienne avec l’appui de troupes régulières russes.
5 septembre. Un cessez-le-feu est conclu à Minsk. Les combats reprennent au bout de quelques semaines.

Minsk 2 gèle la ligne de front

12 février 2015. Signature des accords de paix Minsk 2 entre rebelles et Kiev à la suite d’une médiation franco-allemande en présence de Vladimir Poutine.
Le texte renforce les dispositions de Minsk 1, en réinstaurant un cessez-le-feu et en élargissant la zone tampon d’où les armes lourdes doivent être retirées. La trêve qui en découle est ponctuée quasi quotidiennement d’affrontements meurtriers.




Olivier Tallès (envoyé spécial à Pisky, en Ukraine), La Croix








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Vyatcheslav Kuprienko, troubadour de la guerre du Donbass



Ancien soldat russe, Vyatcheslav Kuprienko, musicien a épousé la cause ukrainienne lors des événements de la place Maïdan, à Kiev.

Le troubadour Vyatcheslav ­Kuprienko arpente tous les mois les campagnes du Donbass, une région en guerre aux confins de l’Ukraine, où les troupes de Kiev et les rebelles séparatistes se disputent le contrôle des friches industrielles, des villages détruits et des terrils à l’abandon. Là où les hommes se promènent en armes et en gilets pare-balles, il avance avec son sac et sa guitare en bandoulière, pour entonner des chansons sur la naissance d’une nation, l’amour et la séparation, le sang et la peur.
Le Donbass de son enfance s’est transformé en un imbroglio de barrages sur lesquels les civils patientent parfois des heures pour un papier manquant ou un visage suspect. Mais personne parmi les soldats ukrainiens ne songe à entraver le chemin de l’ancien Spetsnaz (« Forces spéciales soviétiques puis russes ») de l’Armée rouge.

Chez les séparatistes en revanche, il ne va plus. La guerre a dessiné une frontière sur les cartes et dans les têtes. « Je serai immédiatement arrêté en traversant la ligne de front. Je suis un traître pour beaucoup de vétérans de l’Armée rouge, explique-t-il. Le mythe des frères d’armes a volé en éclats. »

« Jusqu’aux événements de la place Maïdan, l’Ukraine ne voulait rien dire pour moi »

Vyatcheslav Kuprienko n’a pas toujours été un patriote ukrainien. Le regard dans le vague, une main puissante sous sa mâchoire carrée, l’homme de 52 ans plonge en lui-même pour repartir dans son passé de défenseur de la Grande Russie qu’il rejette aujourd’hui. « Jusqu’aux événements de la place Maïdan, l’Ukraine ne voulait rien dire pour moi », confesse-t-il. Né à Alchevsk, petite commune ukrainienne aujourd’hui en territoire séparatiste, d’un père ukraino-biélorusse et d’une mère russe, il se sent alors russe et soviétique.
École militaire option renseignement, carte du Parti communiste, intégration aux Spetsnaz : le jeune Homo sovieticus est envoyé combattre en Afghanistan dans les commandos. Ses convictions sur le système communiste se sont déjà fissurées lorsqu’il quitte les montagnes afghanes avec le dernier convoi russe, le 15 février 1989. « Cette guerre, c’était une erreur stupide, lâche-t-il. J’ai compris là-bas qu’on ne pouvait détruire une nation. »
En 1991, il démissionne de l’armée au moment où l’URSS se disloque. Posant ses valises près de Kiev avec sa femme et ses deux enfants, il se lance dans la chanson et joue à l’occasion les traducteurs de chinois. Lors des élections, son bulletin se porte sans réfléchir pour le candidat proche du Kremlin, Viktor Ianoukovitch. « En Union soviétique, tout était gris : les villes, les gens, les nationalités », confie-t-il pensif, avant de reprendre : « J’ai longtemps pensé en gris. Dans la vie, il est très difficile pour un homme de trouver ses propres couleurs. »

Quand la guerre gronde, il tourne le dos à Moscou

Vyatcheslav Kuprienko a finalement adopté les siennes au cours de l’hiver 2013-2014 : le jaune et le bleu du drapeau ukrainien. Sur la place Maïdan à Kiev, l’ex-spetsnaz à la coupe en brosse est déstabilisé par ce qu’il voit et ce qu’il entend. Il se lance dans des débats sans fin. Il s’intéresse à la langue ukrainienne. Il chante. Il plonge son nez dans les livres d’histoire, finissant par déconstruire le discours sur les nationalistes ukrainiens automatiquement catalogués de « fascistes » au temps de l’Union soviétique.
Quand la guerre gronde à l’est de Kiev, Vyatcheslav Kuprienko a déjà tourné le dos à Moscou. « J’étais devenu ukrainien », constate-t-il. Reste à trouver sa voie dans sa « nouvelle » patrie. L’ex-soldat d’élite qui a appris à tuer dans les meilleures écoles de l’Armée rouge renonce à la violence. Le voilà parcourant les bivouacs, au plus près des combattants d’une armée ukrainienne exsangue, lessivée par des années de corruption et de prédations organisées, contrainte de se nourrir de la soupe populaire convoyée par des volontaires.
D’autres ont sombré dans l’ultra nationalisme sur le front de l’Est. Pas lui. Il s’efforce de conserver un lien avec ses amis ou sa famille russe, par-delà les divisions politiques. Ceux qui le traitaient de nazi ont coupé les ponts durant le Maïdan. « Un vétéran de l’Afghanistan m’a surnommé sur les réseaux sociaux russes le “troubadour des Spetsnaz”, sourit-il. Dans sa bouche, c’était une insulte. Mais je l’ai pris comme un compliment. »
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Son inspiration. Le monde en marche
Vyatcheslav Kuprienko a commencé à écrire des poèmes et des chansons en… Afghanistan. Paradoxalement, la guerre perdue par l’URSS a fait grandir l’ancien soldat des Forces spéciales à plus d’un titre. « Là-bas, j’ai commencé à comprendre comment le monde s’agite et comment l’histoire se fabrique », raconte-t-il.
Pour écrire, le musicien évoque toujours « une rupture dans l’équilibre des jours : un choc, une expérience intense, une émotion ». Hier, c’était l’Afghanistan. Aujourd’hui, la révolte du Maïdan puis le conflit dans le Donbass nourrissent son écriture. Son grand-père victime des répressions soviétiques est également une source d’inspiration. Il lui a dédié une chanson Ded (« grand-père »).

La Croix


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