A la fin d’un article polémique sur la commémoration des 10 ans des
attaques du 11 septembre 2001 publié sur le site web du New York Times,
le célèbre prix Nobel d’économie et chroniqueur Paul Krugman a annoncé
que les commentaires ne seraient pas autorisés à cette occasion pour une
raison qu’il qualifiait lui-même d’évidente[1].
Cette raison, c’était bien entendu le risque de voir se répandre des
multitudes de commentaires insultants et inutilement polémiques, postés
par ce que l’on appelle des « Trolls », et qui aurait pollué la page
internet et finalement ruiné la réception de l’article lui-même. Cette
décision apparaît bien sage mais elle constitue pourtant un
appauvrissement du medium internet. Plus rien, si ce n’est le support,
ne distingue alors la page internet de celle d’un journal. L’essor du
phénomène pourrait avoir pour conséquence de priver internet de ce qui
fait pourtant son originalité et sa force : son caractère participatif
et égalitaire.
Bête noire des modérateurs de sites
internet, la multiplication de ces messages polémiques, agressifs,
insultants sur les espaces de discussion et de commentaire constitue
aujourd’hui un obstacle majeur au débat d’idées. Si la démarche du New
York Times et de Paul Krugman peut paraître anecdotique, même si de
nombreux sites y ont maintenant occasionnellement recours, elle permet
néanmoins de mettre en lumière un des nombreux paradoxes d’internet :
alors que le medium se voulait collaboratif et participatif, il favorise
également fortement des comportements fondamentalement non coopératifs.
Dans un récent article au titre évocateur Trolls just want to have fun,
des psychologues canadiens, après avoir étudié des individus qui
postent des commentaires sur internet, estiment que ceux qui laissent
des commentaires agressifs ou sujets à de vives polémiques le font
volontairement, gratuitement et en tirent surtout un plaisir certain. Le
phénomène des trolls aurait donc un caractère fondamentalement
pathologique (les auteurs parlent même de corrélation avec le sadisme et
la psychopathie). Si ces conclusions peuvent sembler assez peu
convaincantes et insuffisantes pour cerner l’ampleur du phénomène, elles
mettent néanmoins en avant que l’échec des débats sur internet tient
bien souvent à l’impossibilité d’en exclure une minorité à la recherche
de conflit, contrairement à la vie réelle où de tels comportements
seraient rapidement exclus. En réalité, il semblerait que chaque
utilisateur d’internet soit un troll en puissance.
L’anonymat sur internet joue évidemment un rôle dans la libération de
la parole et dans l’oubli des règles fondamentales de la politesse sur
les forums ou les commentaires d’articles. Il est effectivement d’autant
plus facile d’émettre des avis virulents que l’on sait qu’ils ne
porteront pas à conséquence pour nous-mêmes. Et si un utilisateur
particulièrement désagréable était banni d’une communauté, il lui serait
toujours possible d’y revenir en créant un nouveau compte,
éventuellement avec une nouvelle adresse. Une telle apparence
d’irresponsabilité des utilisateurs fait d’internet un espace
cathartique privilégié.
Il serait pourtant faux de penser que l’anonymat a pour unique
conséquence de déresponsabiliser les utilisateurs. En observant les
zones de commentaires, il apparaît que les participants réguliers se
connaissent et se reconnaissent, et particulièrement au sein de forums
communautaires. La préservation de sa réputation au sein d’une telle
communauté apparaît même plutôt comme une des premières causes
d’apparition de joutes verbales plus ou moins violentes. L’existence
d’une identité virtuelle exige qu’on la défende alors que le nombre et
l’anonymat des autres utilisateurs facilitent au contraire les
agressions, ou du moins les messages ressentis comme tels. Une telle
disproportion entre les moyens déployés pour protéger une réputation
pourtant virtuelle et le caractère anodin de ce qui est vécu comme une
insulte ne manque pas de rappeler un code d’honneur digne des
mousquetaires d’Alexandre Dumas qui voudrait que l’on s’entretue pour
une remarque jugée déplacée.
Dans une étude de 2006, le psychologue Nicolas Epley avait démontré
que seulement la moitié des destinataires d’un message ou d’un
commentaire parvenait à deviner correctement s’il était ironique ou
sérieux. Contrairement à d’autres media comme la télévision et la radio
où le message est porté par une voix ou une image qui en précise le
sens, une simple intervention écrite postée sur internet ouvre
considérablement le champ des interprétations. Un article ou un
commentaire a ainsi de très fortes chances d’être mal interprété et de
susciter des réactions cinglantes mais complètement inappropriées qui
mèneront sans doute à l’escalade. Internet serait donc à classer parmi
les media froids au sens de Marshall McLuhan puisqu’il exige une
participation importante du récepteur pour compenser la pauvreté ou le
flou de l’information. Mais force est de constater que la vitesse, ou
plutôt même la spontanéité, inhérente à ce medium serait malheureusement
un obstacle à l’attention nécessaire à son bon usage.
Il faut enfin prendre conscience que la question du trolling ne se
pose pas seulement en termes de politesse et de bienséance mais remet
véritablement en cause l’information elle-même comme l’a montré un
groupe de chercheurs américains en sciences de la communication[2].
Deux échantillons d’utilisateurs identiques ont en effet été invités à
donner leur impression au sujet d’une nouvelle invention présentée dans
un article internet suivi de plusieurs commentaires. Les commentaires
positifs étaient les mêmes pour les deux groupes et seules changeaient
les remarques négatives. Dans un cas, celles-ci étaient construites
alors que dans l’autre elles étaient particulièrement virulentes et même
parfois proches de l’insulte. Au terme de l’étude, il est apparu que
les individus confrontés aux commentaires dignes d’authentiques
« trolls » avaient une opinion plus défavorable de l’invention que ceux
qui eurent accès à des commentaires également négatifs mais intelligents
et construits. Plus que la qualité du contenu, ce serait donc le ton
outrancier et malveillant des messages qui influencerait le plus
nettement les utilisateurs d’internet.
Une telle observation ne se limite bien sûr pas au seul medium
internet mais elle met bien au jour le caractère profondément
destructeur et pernicieux du trolling qui ne se contente pas de polluer
les espaces de débats mais dégrade également l’interprétation des
articles ou des textes de fond. Alors qu’internet devait devenir le lieu
privilégié du débat d’idées pour le monde entier, il apparaît que la
stratégie qui consiste à parler le plus fort reste la plus efficace.
Le troll ne constitue pas pour autant à lui seul une profonde remise
en cause d’internet comme medium mais il souligne néanmoins l’échec d’un
idéal utopique qui n’est pas parvenu à nous débarrasser des réactions
et des comportements non coopératifs mais fondamentalement humains.
C’est en ce sens que l’existence des trolls, mais aussi de l’ensemble
des stratégies déployées par les utilisateurs pour s’en prémunir,
peuvent être finalement rassurantes.
Source : L'alambic
Par Thomas Haugeard
Relu et commenté par Thomas Gauthier
[1] http://krugman.blogs.nytimes.com/2011/09/11/the-years-of-shame/[2]
Voir l’article rédigé par l’un d’eux dans le New York Times :
http://www.nytimes.com/2013/03/03/opinion/sunday/this-story-stinks.html?_r=1&
Ce billet commence par l'exemple du 11 septembre. Il m'a semblé intéressant car en remplaçant "attentats du 11 septembre" par "guerre de la Russie à l'Ukraine", le "trollisme" s'applique de la même façon, mais avec beaucoup plus d'ampleur (pour diverses raisons, dont les millions déversés par la Russie pour polluer le web de sa propagande mensongèr).
Je note que les illuminés à la Chauprade pour lesquels le 11 septembre est un complot sont aussi ceux pour qui la crise Ukrainienne est un complot (américano-sioniste bien sûr).
La dernière phrase dit tout.
RépondreSupprimerIl n'y aura vraiment que les imbéciles pour ne pas comprendre.