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vendredi 5 septembre 2014

Les Trolls

A la fin d’un article polémique sur la commémoration des 10 ans des attaques du 11 septembre 2001 publié sur le site web du New York Times, le célèbre prix Nobel d’économie et chroniqueur Paul Krugman a annoncé que les commentaires ne seraient pas autorisés à cette occasion pour une raison qu’il qualifiait lui-même d’évidente[1]. Cette raison, c’était bien entendu le risque de voir se répandre des multitudes de commentaires insultants et inutilement polémiques, postés par ce que l’on appelle des « Trolls », et qui aurait pollué la page internet et finalement ruiné la réception de l’article lui-même. Cette décision apparaît bien sage mais elle constitue pourtant un appauvrissement du medium internet. Plus rien, si ce n’est le support, ne distingue alors la page internet de celle d’un journal. L’essor du phénomène pourrait avoir pour conséquence de priver internet de ce qui fait pourtant son originalité et sa force : son caractère participatif et égalitaire.

Bête noire des modérateurs de sites internet, la multiplication de ces messages polémiques, agressifs, insultants sur les espaces de discussion et de commentaire constitue aujourd’hui un obstacle majeur au débat d’idées. Si la démarche du New York Times et de Paul Krugman peut paraître anecdotique, même si de nombreux sites y ont maintenant occasionnellement recours, elle permet néanmoins de mettre en lumière un des nombreux paradoxes d’internet : alors que le medium se voulait collaboratif et participatif, il favorise également fortement des comportements fondamentalement non coopératifs.
Dans un récent article au titre évocateur Trolls just want to have fun, des psychologues canadiens, après avoir étudié des individus qui postent des commentaires sur internet, estiment que ceux qui laissent des commentaires agressifs ou sujets à de vives polémiques le font volontairement, gratuitement et en tirent surtout un plaisir certain. Le phénomène des trolls aurait donc un caractère fondamentalement pathologique (les auteurs parlent même de corrélation avec le sadisme et la psychopathie). Si ces conclusions peuvent sembler assez peu convaincantes et insuffisantes pour cerner l’ampleur du phénomène, elles mettent néanmoins en avant que l’échec des débats sur internet tient bien souvent à l’impossibilité d’en exclure une minorité à la recherche de conflit, contrairement à la vie réelle où de tels comportements seraient rapidement exclus. En réalité, il semblerait que chaque utilisateur d’internet soit un troll en puissance.
L’anonymat sur internet joue évidemment un rôle dans la libération de la parole et dans l’oubli des règles fondamentales de la politesse sur les forums ou les commentaires d’articles. Il est effectivement d’autant plus facile d’émettre des avis virulents que l’on sait qu’ils ne porteront pas à conséquence pour nous-mêmes. Et si un utilisateur particulièrement désagréable était banni d’une communauté, il lui serait toujours possible d’y revenir en créant un nouveau compte, éventuellement avec une nouvelle adresse. Une telle apparence d’irresponsabilité des utilisateurs fait d’internet un espace cathartique privilégié.
Il serait pourtant faux de penser que l’anonymat a pour unique conséquence de déresponsabiliser les utilisateurs. En observant les zones de commentaires, il apparaît que les participants réguliers se connaissent et se reconnaissent, et particulièrement au sein de forums communautaires. La préservation de sa réputation au sein d’une telle communauté apparaît même plutôt comme une des premières causes d’apparition de joutes verbales plus ou moins violentes. L’existence d’une identité virtuelle exige qu’on la défende alors que le nombre et l’anonymat des autres utilisateurs facilitent au contraire les agressions, ou du moins les messages ressentis comme tels. Une telle disproportion entre les moyens déployés pour protéger une réputation pourtant virtuelle et le caractère anodin de ce qui est vécu comme une insulte ne manque pas de rappeler un code d’honneur digne des mousquetaires d’Alexandre Dumas qui voudrait que l’on s’entretue pour une remarque jugée déplacée.
Dans une étude de 2006, le psychologue Nicolas Epley avait démontré que seulement la moitié des destinataires d’un message ou d’un commentaire parvenait à deviner correctement s’il était ironique ou sérieux. Contrairement à d’autres media comme la télévision et la radio où le message est porté par une voix ou une image qui en précise le sens, une simple intervention écrite postée sur internet ouvre considérablement le champ des interprétations. Un article ou un commentaire a ainsi de très fortes chances d’être mal interprété et de susciter des réactions cinglantes mais complètement inappropriées qui mèneront sans doute à l’escalade. Internet serait donc à classer parmi les media froids au sens de Marshall McLuhan puisqu’il exige une participation importante du récepteur pour compenser la pauvreté ou le flou de l’information. Mais force est de constater que la vitesse, ou plutôt même la spontanéité, inhérente à ce medium serait malheureusement un obstacle à l’attention nécessaire à son bon usage.
Il faut enfin prendre conscience que la question du trolling ne se pose pas seulement en termes de politesse et de bienséance mais remet véritablement en cause l’information elle-même comme l’a montré un groupe de chercheurs américains en sciences de la communication[2]. Deux échantillons d’utilisateurs identiques ont en effet été invités à donner leur impression au sujet d’une nouvelle invention présentée dans un article internet suivi de plusieurs commentaires. Les commentaires positifs étaient les mêmes pour les deux groupes et seules changeaient les remarques négatives. Dans un cas, celles-ci étaient construites alors que dans l’autre elles étaient particulièrement virulentes et même parfois proches de l’insulte. Au terme de l’étude, il est apparu que les individus confrontés aux commentaires dignes d’authentiques « trolls » avaient une opinion plus défavorable de l’invention que ceux qui eurent accès à des commentaires également négatifs mais intelligents et construits. Plus que la qualité du contenu, ce serait donc le ton outrancier et malveillant des messages qui influencerait le plus nettement les utilisateurs d’internet.
Une telle observation ne se limite bien sûr pas au seul medium internet mais elle met bien au jour le caractère profondément destructeur et pernicieux du trolling qui ne se contente pas de polluer les espaces de débats mais dégrade également l’interprétation des articles ou des textes de fond. Alors qu’internet devait devenir le lieu privilégié du débat d’idées pour le monde entier, il apparaît que la stratégie qui consiste à parler le plus fort reste la plus efficace.
Le troll ne constitue pas pour autant à lui seul une profonde remise en cause d’internet comme medium mais il souligne néanmoins l’échec d’un idéal utopique qui n’est pas parvenu à nous débarrasser des réactions et des comportements non coopératifs mais fondamentalement humains. C’est en ce sens que l’existence des trolls, mais aussi de l’ensemble des stratégies déployées par les utilisateurs pour s’en prémunir, peuvent être finalement rassurantes.

Source : L'alambic
Par Thomas Haugeard
Relu et commenté par Thomas Gauthier

[1] http://krugman.blogs.nytimes.com/2011/09/11/the-years-of-shame/[2] Voir l’article rédigé par l’un d’eux dans le New York Times : http://www.nytimes.com/2013/03/03/opinion/sunday/this-story-stinks.html?_r=1&




Ce billet commence par l'exemple du 11 septembre. Il m'a semblé intéressant car en remplaçant "attentats du 11 septembre" par "guerre de la Russie à l'Ukraine", le "trollisme" s'applique de la même façon, mais avec beaucoup plus d'ampleur (pour diverses raisons, dont les millions déversés par la Russie pour polluer le web de sa propagande mensongèr).
 Je note que les illuminés à la Chauprade pour lesquels le 11 septembre est un complot sont aussi ceux pour qui la crise Ukrainienne est un complot (américano-sioniste bien sûr).






1 commentaire:

  1. La dernière phrase dit tout.

    Il n'y aura vraiment que les imbéciles pour ne pas comprendre.

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